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écoulés des flots intarissables. Chez les Indiens, l’homme n’a point encore imposé sa figure à tous les objets qu’il divinise. Le Gange, pour être fils des montagnes, ne laisse pas de conserver sa forme naturelle ; il a déjà une pensée, une volonté ; il a une ame, et n’a point encore de visage.

Enfin, les rapports des héros avec tout le règne animal sont un des traits les plus originaux de l’épopée indienne. Non-seulement les chevaux de Rama pleurent comme les chevaux d’Achille, mais l’homme en général fait alliance intime avec la société des animaux. Le sage roi des vautours, le hardi chef des singes, le prudent roi des serpens, se lient par des traités avec le roi des hommes ; l’humanité ne semble point encore commander d’une manière absolue à la nature asservie. C’est le moment qui est indiqué par la Bible, alors que les hommes conversaient familièrement avec les animaux. Deux personnages surtout, Sigravo et Hanumann, les princes des hommes des bois, les rois de la création animale, à la voix de tonnerre, égaux en hauteur à la plus haute montagne, se liguent avec le héros Rama ; ils stipulent une sorte de contrat au nom de toutes les créatures inférieures : « Ils s’approchèrent, dit le poète, du bord des flots, et creusèrent l’Océan de la pointe de leurs javelots, montrant par là que l’Océan tout entier est esclave de Rama. » Acte de vassalité de l’univers physique, premier hommage lige de la nature muette envers l’humanité, sa suzeraine.

En général, lorsque dans ces poèmes on voit surgir devant soi ces formes colossales de la création animale, il semble que tout ce monde perdu ait quelque analogie avec le monde retrouvé de nos jours par Cuvier, et que la scène se passe au milieu des mammouths, des palœthériums, des mégathériums et des autres créatures gigantesques dont la science rassemble de nouveau les ossemens. En même temps que les empreintes de la végétation du monde naissant ont été conservées dans les feuilles des schistes, ainsi que dans un livre clos par le créateur lui-même, on dirait qu’elles ont été éternisées sous une autre forme dans les images et les peintures de ces compositions épiques, en sorte que l’effet de cette poésie est de rejeter votre imagination par-delà tous les temps connus, dans les époques dont la géologie peut seule refaire l’histoire ; tant il est vrai que la plus haute poésie et la plus haute science, loin de s’exclure, se recherchent, s’expliquent, s’alimentent et se confirment l’une l’autre.

De l’examen de la religion et de la nature, si l’on veut passer au tableau de la vie civile et domestique, il faut entrer dans la cité par