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palladium, et auquel le droit de cité est irrévocablement acquis, celui de l’égalité, consécration de l’unité nationale sans distinction de races et d’origine, de vainqueurs et de vaincus, de conquérans et de conquis ou de vassaux. Le principe d’égalité s’étant heureusement fait jour depuis un demi-siècle dans le monde politique, malgré l’opposition des héritiers de la conquête et des légataires de la féodalité, nous n’avons su lui faire sa part qu’en rognant de plus en plus celle du principe de famille, dont ceux-ci se réclamaient, et qu’en nous appliquant à déraciner le sentiment de famille de la vie publique et même de la vie privée. Nous avons ainsi admirablement réussi à mettre à néant les prétentions des féodaux ; mais, contre notre intention, nous avons désorganisé la société. Sur ce point, d’ailleurs, les défenseurs de la famille n’ont aucun reproche à adresser aux amis de l’égalité (je parle de l’égalité véritable, et non du nivellement, que trop de gens encore, et même des esprits distingués, des libéraux, confondent avec elle, quoique ce soit l’inégalité la plus tyrannique et la plus monstrueuse). Les uns et les autres se trouvent fatalement d’accord sur ce point, que les deux principes se repoussent et s’excluent. C’est une opinion reçue, qui semble indélébile dans nos cervelles : c’est devenu un article de foi qu’on ne conteste plus. On est pour l’égalité ou pour la consécration politique du sentiment de la famille, on n’est pas pour les deux à la fois ; et, comme la société ne saurait à l’avenir se passer de l’égalité non plus que de la famille, il résulte de ces prétentions exclusives une bascule interminable, une suite de combats sans issue. Nous tournons dans un cercle vicieux, allant de Charybde en Scylla et de Scylla en Charybde, chassés d’anarchie en absolutisme et d’absolutisme en anarchie, de révolution en révolution. On dirait que cette idée de l’incompatibilité absolue de l’esprit de famille et de l’égalité a été jetée par un génie malfaisant au milieu des Occidentaux, comme une semence d’éternelle discorde, afin qu’ils s’entredétruisent ; et on serait tenté de croire qu’elle atteindra ce but infernal, si l’on ne songeait que cette croyance est une nouvelle venue sur la terre, qu’elle ne date que d’un demi-siècle, et que, accréditée seulement à la faveur des passions d’une lutte terrible, elle doit, si ces passions s’apaisent, se réformer par degrés, et disparaître de même que se sont évanouis tant d’autres préjugés considérés dans leur temps comme des panacées suprêmes ou comme d’incurables maladies de l’esprit humain.

Les Chinois, au contraire, ont su concilier les deux principes, non par une transaction bâtarde et boiteuse, mais par une conciliation