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L’EUROPE ET LA CHINE.

mains. Puisse-t-elle exciter la sollicitude des penseurs amis de l’humanité, qui ne diffèrent de l’homme d’état digne de ce nom qu’en ce que, leur montre avançant sur la sienne, au lieu de le suivre, ils lui ouvrent le chemin !

Remarquons cependant que la politique moderne, là même où elle est désordonnée, vacillante, à courte vue, rend un éclatant hommage, sans précisément en bien avoir conscience, à cet Orient lointain. C’est un legs des âges passés qui bon gré mal gré s’impose à elle, une irrésistible tradition, un courant qu’elle n’est pas la maîtresse de ne pas suivre, parce que c’est le courant des siècles. Le grand débat des cabinets, de ceux qui durent comme de ceux qui se succèdent à la façon des étoiles filantes, de ceux qui déroulent graduellement des plans tracés de longue main et qui ont des idées fixes comme de ceux qui manquent d’idée et de plan ; ce qui, plus que toute autre cause, bien plus que la crainte de la propagande, maintient l’Europe à l’état d’observation armée, c’est la question du Levant. Or, ce qui donne tant de prix aux dépouilles de l’islamisme, c’est qu’il avait planté ses tentes entre l’Europe et l’Orient reculé. Ce qui faisait et fait plus que jamais le prix du Bosphore et de l’Égypte, ce qui détermina Alexandre à marquer de son sceau, de son nom, l’isthme de Suez, Constantin à transporter dans Byzance les pénates de l’empire romain, quand la ville de Romulus ne leur offrit plus un sûr asile, les califes à établir à Bagdad la capitale de leurs domaines, les Turcs à redoubler d’efforts jusqu’à ce que le croissant fût arboré sur Sainte-Sophie ; ce qui inspira au génie de Leibnitz son mémoire à Louis XIV sur la conquête de l’Égypte ; ce qui attira le général Bonaparte sur la terre des Pharaons ; la cause pour laquelle de nos jours, Alexandrie et Constantinople allument la convoitise, disons mieux, l’ambition avouée et hautement avouable de l’Angleterre et de la Russie ; ce qui explique pourquoi les Russes sacrifient tant d’hommes et d’argent dans des expéditions, stériles en apparence, contre Khiva ou contre des tribus de pauvres Tcherkesses ; pourquoi l’Angleterre promène sans relâche ses habiles agens, ses intrépides officiers, ses citadelles flottantes, ses intrigues et son or du golfe Arabique au golfe Persique, du Nil à l’Euphrate, d’Aden à Bender-Bushir ; ce qui, au fond, motive (je ne dis pas légitime) l’opposition tenace de chacune de ces puissances aux projets de l’autre, et de la France aux vœux de toutes deux, ce n’est pas le site enchanté où se déploie Constantinople, ce n’est point la fertilité de la vallée du Nil, ou le charme de celle de l’Euphrate ; ce sont encore moins les plages, arides ou