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L’EUROPE ET LA CHINE.

nord au sud, il est persuadé qu’il a mis le pied sur le continent asiatique, dans la Chersonèse d’Or, parce que, dans ses idées de géographie, le littoral de cette Chersonèse a la même direction ; et le 12 juin 1494 il fait prêter serment à chacun des hommes de l’escadrille qu’ils ont découvert la terre ferme d’Asie[1]. Bien plus, dans son imperturbable confiance, il regrette (c’est son fils don Fernando et son ami intime Bernaldez, curé de los Palacios, qui nous l’apprennent) de ne pas avoir assez de vivres pour retourner en Espagne par l’Orient, c’est-à-dire en achevant le tour du globe, tant il tient pour certain qu’il est au cœur de la mer des Indes. « Il aurait, dit Bernaldez, doublé la Chersonesus Aurea, traversé le golfe du Gange et cherché une nouvelle route, soit autour de l’Afrique, soit en allant par terre à Joppé (Jaffa) et à Jérusalem. »

Cette croyance n’a jamais été ébranlée en lui. Avec une naïve crédulité, Colomb retrouve constamment dans le Nouveau-Monde tout ce que sa mémoire lui rappelle de l’Asie orientale. Semblable à quelques voyageurs modernes dont les prétendues observations ne sont dues qu’à la réminiscence des lectures par lesquelles ils se sont préparés en quittant le sol natal, il recueille avec avidité les noms qui ressemblent à ceux qu’il a puisés dans les lettres de Toscanelli, ou dans le récit de Mandeville. Ainsi le nom de la province chinoise de Mango (Mangi) le frappe plusieurs fois ; il croit tantôt qu’il y a pris terre, tantôt qu’il est au moment d’y aborder. Une fois, pendant un mouillage, un matelot, revenant de la chasse, rapporte qu’il a rencontré des hommes vêtus de blanc, semblables à des religieux de la Merci. Ces longues figures, au nombre de trente, étaient, disait-il, armées de lances. Selon toute apparence, c’étaient, comme l’a pensé M. Irving, une bande de grues et de hérons des tropiques, hauts sur jambes comme le flamant. Aujourd’hui ces oiseaux sont appelés soldados par les colons espagnols, parce que, vus contre le ciel, ils ressemblent à des hommes postés en sentinelle. La poétique imagination de l’amiral

  1. Dans cette pièce, la direction de la côte est citée quatorze fois comme une preuve décisive. — Voici quelques détails que donne M. de Humboldt sur cet acte de l’amiral : « Fernand Perez de Luna, escribano publico de la ville d’Isabella (d’Haïti), reçut l’ordre de l’amiral, le 12 juin 1494, de se transporter à bord des trois caravelles, pour demander à chaque homme de l’équipage, devant témoins, s’il leur restait le moindre doute que cette terre (Cuba) ne fût la terre ferme au commencement des Indes et à la fin, d’où l’on pouvait venir d’Espagne par terre. L’escribano déclarait de plus que, si quelque incertitude restait à l’équipage, on s’engageait à dissiper les doutes et à faire voir qu’il était certain que c’était la terre ferme. »