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THÉÂTRE ESPAGNOL.

conduite… Il serait trop long de te raconter toute ma vie, je me bornerai à t’en tracer une légère esquisse. Pour enlever une jeune fille, j’ai égorgé son père, un noble vieillard ; j’ai tué dans son lit un honnête gentilhomme dont j’ai ensuite déshonoré la femme. Dieu veuille avoir l’ame de ces deux martyrs de l’honneur ! Forcé de me réfugier en France pour échapper au châtiment de ce double meurtre, j’ai pris part aux guerres que le roi Étienne soutenait alors contre les Anglais, et je lui ai rendu, dans un combat, d’assez grands services, pour qu’il ait cru devoir m’accorder en récompense le commandement d’une compagnie. Je ne te dirai pas comment je lui ai prouvé ma reconnaissance. Qu’il te suffise de savoir que bientôt après, de retour à Perpignan, jouant avec des soldats dans un corps de garde, je me suis pris de querelle avec eux, j’ai donné un soufflet à un sergent, tué un capitaine et blessé trois ou quatre de leurs camarades. La justice ayant voulu m’arrêter au moment où je me réfugiais dans une église, j’ai frappé à mort un des alguazils qui me poursuivaient, seul acte méritoire au milieu de tant de crimes ! Une de mes parentes, religieuse dans un couvent du voisinage, eut la bonté de m’y donner asile, et de sauver ainsi ma vie. Pour prix de son bienfait, j’ai osé (j’ai à peine la force de le dire, ce crime est si affreux, que je crois vraiment me repentir de l’avoir commis), j’ai osé, pendant l’obscurité de la nuit, pénétrer avec deux de mes amis jusque dans sa cellule. En m’apercevant, la terreur l’a fait tomber évanouie, et lorsqu’elle est revenue à elle, je l’avais emportée dans un lieu inhabité, où sans doute il n’a pas plu au ciel de venir à son secours. Les femmes pardonnent facilement les excès qu’elles peuvent attribuer à l’amour. Bientôt je suis parvenu à sécher ses larmes ; inceste, adultère, sacrilége, elle a tout oublié. Montés sur deux chevaux rapides, nous sommes promptement arrivés à Valence, où je l’ai fait passer pour ma femme, et où nous avons vécu pendant quelque temps assez tranquillement. Mais lorsque le peu d’argent que j’avais emporté a été dissipé, me trouvant sans amis, sans ressource, j’ai voulu trafiquer de la beauté de ma prétendue femme. Si je pouvais avoir honte de quelque chose, ce serait sans doute d’une telle infamie. J’ai eu l’impudeur de lui en faire la proposition, elle a feint prudemment d’y consentir ; mais à peine m’étais-je éloigné, qu’elle s’est réfugiée dans un monastère, où un saint religieux l’a réconciliée avec Dieu. Elle y est morte après avoir égalé sa faute par sa pénitence. Dieu veuille avoir son ame ! C’est alors que, trouvant que le monde devenait trop étroit pour mes crimes, je me suis décidé à revenir dans ma patrie, où je pensais être plus en sûreté contre mes ennemis… Tu sais le reste de mon histoire… Maintenant, je ne demande pas la vie, je ne te demande aucune pitié ; fais-moi mourir, au contraire, mets fin à l’existence d’un homme tellement pervers, qu’il ne lui est guère possible de revenir à la vertu.

Sur ce bel exposé, le roi, charmé de trouver dans Ludovic une ame aussi féroce et aussi sauvage que la sienne, lui déclare qu’il lui pardonne d’être chrétien, qu’il veut l’avoir pour ami et qu’il le traitera désormais comme son plus cher favori. Patrice, au contraire, est accablé d’outrages, réduit en escla-