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LES HARVIS ET LES JONGLEURS.

eut jeté dans le feu quelques-unes de ces lignes, déchirées successivement, le charme commençant à opérer, un enfant fut introduit. C’était un Nubien de sept à huit ans, esclave au service de l’un de nos convives, récemment arrivé de son pays, noir comme l’encre du harvi, et affublé du plus ample costume turc. Le sorcier prit la main de l’enfant, y laissa tomber une goutte du liquide magique, l’étendit avec sa plume de roseau, et abaissant la tête du patient sur ses doigts, de manière à ce qu’il ne pût rien voir, il le plaça dans un coin de l’appartement, près de lui, le dos tourné à l’assemblée.

— Lady K… ! s’écria le plus impétueux des spectateurs. — Et l’enfant, après avoir hésité quelques instans, prit la parole d’une voix faible. — Que vois-tu ? lui demanda son maître, tandis que le harvi, de plus en plus sérieux, marmottait des vers magiques, tout en brûlant ses papiers, dont il tira une grande poignée de dessous sa robe. — Je vois, répondit le petit Nubien, je vois des bannières, des mosquées, des chevaux, des cavaliers, des musiciens, des chameaux… — Toutes choses qui n’ont rien à faire avec lady K…, me dit tout bas un esprit fort. — Shouf ta’ib ! Shouf ta’ib ! regarde bien ! criait le spectateur qui voulait évoquer lady K… L’enfant se taisait, balbutiait ; puis il déclara qu’il voyait une personne. — Est-ce une dame, un monsieur ? — Une dame ! — Le harvi s’aperçut à nos regards qu’il avait déjà converti à moitié les plus incrédules. — Et comment est cette dame ? — Elle est belle, reprit l’enfant, bien vêtue et bien blanche ; elle a un bouquet à la main ; elle est près d’un balcon, et regarde un beau jardin.

On dirait que ce négrillon a vu quelquefois les portraits de Lawrence, dit le maître de l’esclave à son voisin ; il a deviné juste, et pourtant jamais rien de semblable ne s’est présenté à ses yeux. — Et puis, reprit l’enfant après quelques secondes, car il parlait lentement et par mots entrecoupés, cette belle dame a trois jambes !

L’effort que fit le harvi pour ne pas anéantir le négrillon d’un coup de poing se trahit par un sourire forcé. Il lui répéta avec une douceur contrainte, une grace pleine de rage : Shouf ta’ib ! regarde bien ! — L’enfant tremblait ; toutefois il affirma que le personnage évoqué dans le creux de sa main avait trois jambes.

Aucun de nous ne put se rendre compte de l’illusion ; mais on fit retirer le petit nègre, qui fut remplacé par un autre en tout semblable. Durant cette interruption, le sorcier avait marmotté bon nombre de phrases magiques et brûlé force papiers. L’assemblée fumait, le café circulait sans cesse ; l’animation allait croissant. On convint d’évoquer