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emportement irréparable. Mais ce n’était pas sans irritation, ce n’était pas sans rancune que son esprit violent et superbe subissait le joug de la modération et de la sagesse politique. La Russie, toujours habile à démêler, toujours prête à exploiter les mauvaises passions, n’a pas manqué l’occasion que le noble lord lui offrait ; elle s’est jetée sur lui comme sur une proie importante à saisir, impuissante à lui résister.

Les instructions de l’agent russe étaient fort simples. « Signez tout ce que lord Palmerston vous proposera. » Qu’importe en effet à la Russie ? Pourvu que l’alliance anglo-française soit rompue, que l’Angleterre, bien que gouvernée par les whigs, soit ramenée adroitement dans les serres de la sainte-alliance, et que l’Orient soit de nouveau agité de fond en comble, qu’importe à la Russie la teneur des conventions signées à Londres ? Éloigneront-elles d’une seule lieue la Russie de Constantinople ? Lui ôteront-elles un seul de ses bataillons ? La feront-elle renoncer à un seul de ses empiétemens en Orient ? Qui ne voit que c’est lord Palmerston qui joue ici un rôle pitoyable, le rôle de dupe ? La politique n’a jamais raison contre le bon sens, car elle n’est que du bon sens. Diviser les forces de l’Occident et brouiller en même temps les affaires de l’Orient, c’est décerner à la Russie un empire de plus, l’empire de l’Asie.

Déjà il y a quelques mois, ce fameux traité, ce pacte anglo-russe que l’histoire aura peine à enregistrer, tant il est étrange et contraire aux intérêts anglais, était sur le point d’être signé. Le cabinet anglais, averti par les fermes déclarations de la France, recula devant cette œuvre. Lord Palmerston dut encore subir la raison, le bon sens de ses collègues ; mais nul ne fut dupe de cette résignation. Il aurait fallu être aveugle pour ne pas voir plus qu’on ne disait, plus qu’il ne convenait de publier, pour se dissimuler que ce n’était là qu’un succès dont le terme était aussi incertain que l’humeur de lord Palmerston est impétueuse et fantasque. Notre cabinet, notre ambassadeur à Londres, savaient très bien ce que d’ailleurs tout homme sensé et connaissant quelque peu les personnes pouvait conjecturer ; ils savaient que l’esprit du ministre anglais s’aigrissait de plus en plus contre le pacha et contre la France, et que la résistance de ses collègues par la force des choses s’affaiblissait à mesure que la situation du cabinet anglais devenait plus critique. Lord Palmerston attendait avec impatience le jour où il pourrait mettre le marché à la main à lord Melbourne, et ne lui laisser d’option qu’entre le traité anglo-russe et la dissolution du cabinet. La démission de lord Palmerston aurait, il est vrai, dissous le ministère whig. Le cabinet anglais a préféré à une noble et brillante retraite la signature d’un traité qui, s’il pouvait être sérieux, n’offrirait que deux issues, la guerre universelle, ou l’Europe acceptant en Orient, des mains de la Russie et de l’Angleterre, le déshonneur.

D’autres circonstances ont contribué à précipiter la signature des quatre puissances. Nous ne voulons pas mentionner la mort de ce monarque vénérable dont le jugement et l’autorité ont refréné tant de mauvaises passions et empêché tant de folies. Certes ce n’est pas lui qui aurait légèrement apposé sa signature à un pacte qui sous peu sera couvert de ridicule ou aura com-