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Ainsi précédé par cette troupe d’éclaireurs, le descendant des della Rebbia entra dans son village et gagna le vieux manoir des caporaux ses aïeux. Les rebbianistes, long-temps privés de chef, s’étaient portés en masse à sa rencontre, et les habitans du village qui observaient la neutralité, étaient tous sur le pas de leurs portes pour le voir passer. Les barricinistes se tenaient dans leurs maisons et regardaient par les fentes de leurs volets.

Le bourg de Pietranera est très irrégulièrement bâti, comme tous les villages de la Corse, car, pour voir une rue, il faut aller à Cargese, bâti par M. de Marbœuf. Les maisons, dispersées au hasard et sans le moindre alignement, occupent le sommet d’un petit plateau, ou plutôt d’un palier de la montagne. Vers le milieu du bourg s’élève un grand chêne vert, et auprès on voit une auge en granit où un tuyau en bois apporte l’eau d’une source voisine. Ce monument d’utilité publique fut construit à frais communs par les della Rebbia et les Barricini ; mais on se tromperait fort si l’on y cherchait un indice de l’ancienne concorde des deux familles. Au contraire, c’est une œuvre de leur jalousie. Autrefois, le colonel della Rebbia, ayant envoyé au conseil municipal de sa commune une petite somme pour contribuer à l’érection d’une fontaine, l’avocat Barricini se hâta d’offrir un don semblable, et c’est à ce combat de générosité que Pietranera doit son eau. Autour du chêne vert et de la fontaine, il y a un espace vide qu’on appelle la place, et où les oisifs se rassemblent le soir. Quelquefois on y joue aux cartes, et une fois l’an, dans le carnaval, on y danse. Aux deux extrémités de la place s’élèvent des bâtimens plus hauts que larges, construits en granit et en schiste. Ce sont les tours ennemies des della Rebbia et des Barricini. Leur architecture est uniforme, leur hauteur est la même, et l’on voit que la rivalité des deux familles s’est toujours maintenue sans que la fortune décidât entre elles.

Il est peut-être à propos d’expliquer ce qu’il faut entendre par ce mot de tour. C’est un bâtiment carré d’environ quarante pieds de haut, qu’en un autre pays on nommerait tout bonnement un colombier. La porte, étroite, s’ouvre à huit pieds du sol, et l’on y accède par un escalier fort raide. Au-dessus de la porte est une fenêtre avec une espèce de balcon percé en dessous comme un mâchicoulis, qui permet d’assommer sans risque un visiteur indiscret. Entre la fenêtre et la porte, on voit deux écussons grossièrement sculptés. L’un portait autrefois la croix de Gênes ; mais, tout martelé aujourd’hui, il n’est plus intelligible que pour les antiquaires. Sur l’autre écusson sont sculptées les armoiries de la famille qui possède la tour. Ajoutez, pour