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LE MARINO.

plus tenace que la poix. Ils ont sur leur Pont-Neuf, au-dessous de l’horloge qui sonne les heures, une statue de la Samaritaine, apparemment pour que les femmes de ce pays suivent son exemple et se pourvoient chacune de cinq maris. Leur langage est rempli d’extravagances ; ce que nous appelons or, ils l’appellent argent ; la collation est un déjeuner : une cité, une ville. Ils ont emprunté à Godefroy de Bouillon une partie de son nom pour nommer ainsi le jus de la viande. Porter une botte ne veut pas dire donner un coup d’épée, mais être chaussé. Quand je reviendrai à Turin, préparez-moi un beau balcon où je me mettrai, avec mes habits français, comme un perroquet magnifique pour servir d’amusement aux petits enfans le jour du mardi gras. »

Je n’aurais point cité cette bouffonnerie, si elle ne résumait en quelques pages toute la valeur intellectuelle de ce Marino, qui fut dictateur littéraire et usurpa en Europe la noble place que Goethe et Voltaire devaient occuper plus tard. Corneille vivait, et son talent allait être fort discuté. Montaigne venait de mourir ; la seule Mlle de Gournay protégeait sa mémoire. Cervantes languissait dans la dernière indigence ; Shakspeare oublié plantait ses choux à Stratford-sur-Avon. Marino les éclipsait tous. C’était le grand homme ! Voyez un peu ce que c’est qu’un grand homme !

Il avait sa pension de 2,000 écus ; l’Adone était imprimé. Sa gloire était affermie, sa galerie de marbre était construite ; l’hôtel Pisani et la cour se prosternaient devant lui. Rome l’attendait, Naples l’appelait. Il n’était pas de trempe à exposer sa vie et sa renommée pour son protecteur Concini. À peine le maréchal d’Ancre et sa femme eurent-ils été sacrifiés à la fureur du peuple et à la froide colère du jeune Louis XIII, notre cavalier eut peur et s’en retourna à Rome, puis à Naples, où nous l’avons vu faire son entrée triomphale.

C’est ici le lieu d’examiner en détail les œuvres qu’il a laissées et auxquelles les peuples civilisés décernaient des récompenses si magnifiques. Leur caractère et leur stigmate, c’est la frivolité ; c’est un babil poétique, sans trêve et sans borne, sans passion et sans élan, sans sérieux et sans grandeur. Quand les empires meurent, les avocats dominent ; quand les littératures tombent, les parleurs triomphent. Les avocats conduisent la pompe funèbre des civilisations, les rhéteurs se chargent d’ensevelir les littératures. Si l’on veut consulter l’histoire, on verra l’art prétendu oratoire, c’est-à-dire le verbiage usurpateur, envelopper de sa prose l’empire romain mourant. Si l’on jette les yeux sur les annales littéraires, on verra la littérature grecque et