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pérance même de sa pensée. Quoique dans ses récits la passion semble palpiter encore sous le joug du repentir, cependant son ame est maîtresse des émotions qu’elle raconte : il y a plus ; elle ne les raconte que pour les condamner, et ce sentiment épure son style. C’est ici que se vérifie la vieille maxime qu’on écrit comme on pense. Voulez-vous écrire chastement ? pensez chastement. Mais qui est maître, dit-on, de sa pensée ? Ceux-là en sont maîtres qui se croient responsables de ce qu’ils pensent, non devant le public, juge qu’on craint seulement d’ennuyer, mais devant Dieu.

On sait comment Rousseau, dans ses Confessions, raconte ses premières amours ; ce n’est certes point un pénitent qui s’accuse, c’est un romancier qui ne manque pas d’embellir beaucoup ses souvenirs. Le charme qui s’attache aux sentimens de la jeunesse se répand sur Mme de Warens elle-même et lui sert de voile ; elle en a besoin. Mme de Warens est le vrai type de la sensibilité telle que l’entendait le xviiie siècle, c’est-à-dire d’une sensibilité qui tient plutôt à la tendresse des sens qu’à la tendresse de l’ame. Rousseau a beau faire effort pour épurer la nature de Mme de Warens, cette nature perce à travers les délicieux mensonges du récit. On sent que l’amour est embarrassé et confus dans cette maison des Charmettes dont Rousseau se fait une si douce image : le plaisir grossier y prend souvent la place de l’amour, et même, il faut le dire, Mme de Warens, cette première maîtresse du cœur de Rousseau, a influé sur les héroïnes de ses romans. Julie et Sophie savent aimer ; mais il y a un genre de délicatesse qui manque à leur amour. Elles ont toute la tendresse que peut donner la nature ; elles n’ont pas celle que donne l’éducation, plus exquise que celle de la nature, mais qui n’en est que le perfectionnement. Julie sait les plaisirs de l’amour ; elle en parle, elle en raisonne. Sophie se refuse aux caresses de son époux ; c’est pour ménager la santé d’Émile, et, ce qu’il y a de pis, elle le dit. Il y a beaucoup, il y a trop de Mme de Warens dans toutes les femmes de Jean-Jacques Rousseau. L’ame de Rousseau est grande et exaltée ; mais son cœur, pour parler comme le xviiie siècle, son cœur est grossier. Il pense purement ; il sent grossièrement. Il est spiritualiste sans doute, mais c’est le spiritualiste d’un siècle libertin. Dans ses Confessions, ses récits d’amour ont ce double caractère : ils sont à la fois exaltés et grossiers, et c’est peut-être même par là qu’ils plaisent tant à la jeunesse, car ils répondent du même coup aux premières ardeurs de ses sens et aux premiers enthousiasmes de son ame.

Saint Augustin, au contraire, parle de ses amours avec une réserve