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LE THÉÂTRE EN ITALIE.

rôles bouffes un peu chargés. Il avait une manière unique de perdre son centre de gravité, soit en croisant les jambes lorsqu’il était assis, soit en trébuchant lorsqu’il était debout. En tombant, il se retenait à son voisin, ce voisin se rattrapait au plus proche, qui en saisissait un quatrième. Casaciello était énorme, sa chute entraînait nécessairement celle du chapelet tout entier, de sorte qu’en un instant tous les personnages en scène culbutaient comme des capucins de cartes, aux applaudissemens délirans du public. En temps de carnaval, ces cascades bouffonnes s’étendaient jusqu’à l’orchestre et menaçaient de gagner le parterre, où les garçons de café et les abbés se ruaient les uns sur les autres en hurlant de joie.

L’Italie a encore d’excellens acteurs bouffes, qui, en général, ont chacun leur spécialité. Il est tels acteurs qui ne jouent que les rôles de gondoliers ou de cochers boiteux, tels autres les rôles de bègues ou de borgnes, et cela parce qu’ils sont naturellement boiteux, bègues ou borgnes. Les Italiens s’amusent facilement d’une chose, et s’en amusent long-temps. La première fois que je passai à Venise, on jouait, sur l’un des petits théâtres du Rialto, une pièce dans laquelle des matelots de Trieste se battaient entre eux. (S’il y a quelque mauvais coup à faire, les Vénitiens en chargent volontiers ces voisins, dont ils sont jaloux.) L’un des matelots finissait par appliquer un si terrible coup de poing à son adversaire, qu’il lui faisait sortir l’œil de la tête. On appelait un chirurgien. C’était un gros homme, revêtu d’un habit galonné, qui arrivait en tenant un énorme sac d’outils, et qui, en tirant un bistouri prodigieux et d’immenses pinces, opérait silencieusement le blessé. Lorsque, après avoir bien tenaillé son homme, il se préparait à se retirer : — Ai-je perdu l’œil ? lui demandait le patient. — Non, lui répondait le chirurgien, car le voici dans ma main. — La parfaite tranquillité avec laquelle le gros homme débitait sa terrible réponse, le geste plaisant, dont il l’accompagnait, faisaient à la fois rire aux éclats et frémir les assistans. Trois ans après, je repassais à Venise ; je me rendis par curiosité à ce même théâtre : on y donnait la même pièce, le même homme jouait et faisait la même repartie, qu’accueillaient les mêmes éclats de rire et les mêmes frémissemens. Je sus plus tard que l’on avait donné cette comédie plus de cent fois chaque année, et que, grace à cette réponse du chirurgien, elle avait toujours attiré la foule. C’est sans doute à cette constance rare que les bouffons provinciaux et les quatre masques du théâtre doivent leur succès si prolongé. Elle a fait aussi la fortune du joyeux et sensé curé Arlotto, de Bertoldo et Bertoldino,