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Telles sont les questions qui se trouvent, comme nous l’avons dit, posées d’elles-mêmes devant la commission. La commission est à la hauteur de ces difficultés, mais elle doit en tenir compte dès le point de départ. Le plus grand malheur pour les colonies et pour le succès de l’émancipation en elle-même, serait qu’elle se présentât comme une mesure isolée. Des précédens fâcheux ont fait de la législation coloniale un chaos de mesures contradictoires, et de l’administration des colonies un véritable royaume de ténèbres. Sous peine de travailler en pure perte, comme on l’a fait jusqu’ici, il faut procéder par une législation d’ensemble et une réforme radicale dans le sens rationnel de ce mot. Quand une société a pour racine l’esclavage, et que l’on songe à faire disparaître l’esclavage, c’est toujours d’une réforme complète qu’il est question.

On ferait injure à la haute sagacité de M. le président du conseil si l’on ajoutait foi à ce qui se propage au sujet de son indifférence sur ces graves intérêts. La question coloniale ne doit pas être traitée comme une question de charité publique envers les noirs. Par le côté où elle touche à la liberté, c’est une question d’honneur national ; car la charte de 1830 n’a pas à se glorifier de mettre l’esclavage sous la protection du drapeau tricolore, lorsque le drapeau anglais est devenu une bannière religieuse de libération pour la race africaine. Par le côté où elle touche à la politique pratique, c’est l’avenir de notre commerce maritime. Le commerce maritime ne se relèvera pas aussi long-temps que notre gouvernement de droit commun aura à solder avec ses départemens d’outre-mer le long arriéré d’une législation exceptionnelle. Le ministre qui a présenté et fait voter la loi des paquebots transatlantiques n’a pas, quoi qu’on dise, l’intention de localiser l’action de la France dans la Méditerranée. La puissance navale ne peut avoir de circonscription naturelle que la mer elle-même dans toute son étendue, mare ubicumque est. Avec l’avenir réservé à la navigation à vapeur, les colonies d’outre-mer n’ont-elles pas acquis une importance militaire plus grande, ne fût-ce que comme dépôt de combustibles ? À la honte d’avoir perdu tant et de si belles possessions, faudrait-il ajouter la honte de ne pouvoir point défendre celles qui nous restent ? Et le cas de guerre échéant, hypothèse formidable qu’il n’est plus permis de négliger aujourd’hui, ne serait-il pas plus avantageux à la France de se ménager, dans ses colonies, 250,000 sujets de plus pour aider à repousser l’ennemi, au nom d’une métropole libératrice, au lieu d’avoir, ce qu’elle aurait aujourd’hui, 250,000 esclaves rebelles appelant l’étranger à leur secours ?… C’est ici surtout que l’émancipation ne se présente plus comme une question de philanthropie, si tant est qu’on la dédaigne à ce titre.


V. de Mars.