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Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 23.djvu/841

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JOURNAL D’UN OFFICIER DE MARINE.

II.

Favorisés par une forte brise de nord-est, nous arrivâmes bientôt en vue des îles nombreuses qui gardent l’embouchure du Tigre. Le 22 octobre au soir, tandis que la terre paraissait à peine comme un nuage bleuâtre, et bien que la mer fût très grosse, nous avions autour de nous une grande quantité de bateaux pêcheurs. Des familles entières passent leur vie, dans ces espèces de maisons flottantes, à braver les rigueurs d’une mer souvent terrible, pour aller jusqu’à trente lieues au large chercher le poisson qui alimente la table des riches Chinois.

À chaque instant, nous passions à côté d’une de ces embarcations aux formes grossières, mais solides, aux voiles de nattes, à la poupe enhuchée et garnie de petites cabanes où fourmillait une multitude de petits enfans qui se pressaient pour voir la frégate. C’est une singulière vie que celle de ces braves gens. Naître et mourir sur l’eau, n’aller à terre que pour vendre ou acheter, et retourner avec indifférence à bord d’un frêle esquif, qui rassemble dans un espace de quelques pieds carrés tout ce qu’un homme peut aimer : une femme, des enfans, un autel avec sa divinité, et une profession qui suffit pour entretenir tout cela, jusqu’à ce qu’un typhon vienne engloutir ce petit monde en miniature !

Le 25 au point du jour, une embarcation légère, propre et volant sur l’eau comme un alcyon, vint, éveillée par le canon de la frégate, jeter à bord un pilote, et s’éloigna aussitôt. Conduits par le marin chinois dont nous avions quelque peine à comprendre le baragouin demi-anglais, nous donnâmes dans les passes, longeant de fort près des îles stériles, à l’aspect nu et triste, jusqu’à ce qu’enfin, laissant au loin sur notre gauche Macao, perdu dans la brume du matin, nous tournâmes la proue vers la plage plus riante où blanchissaient les maisons de Lin-tin.

Devenue fameuse par la contrebande d’opium qui s’y fait, l’île de Lin-tin a vu s’élever, sur le versant le plus ombragé de ses montagnes, une petite colonie chinoise, active, patiente et courageuse, qui gagne sa vie, malgré les rigueurs ou les exactions des mandarins, en facilitant l’introduction du poison précieux prohibé dans l’empire céleste. Le travail de la contrebande n’empêche pas celui de la culture ; des terrasses soutenues par de solides murailles s’élèvent en gradins le long des collines, et présentent une série de champs de riz