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JOURNAL D’UN OFFICIER DE MARINE.

Poussés par une forte marée plutôt que par la brise, qui était très faible, nous glissions doucement sur l’eau, et déjà les montagnes de Lin-tin ne paraissaient, au clair de la lune, que comme des nuages bleuâtres suspendus sur l’horizon. Assis tranquillement sur le pont, nous fumions et nous causions sans songer à nous coucher ; mais, en homme sage, M. Beauvais donna le signal de la retraite, parce qu’il fallait, disait-il, nous lever au point du jour pour voir les bouches du Tigre, la nuit devant s’écouler à traverser la grande étendue d’eau qui sépare Lin-tin de l’étroit passage qu’on appelle Bocca Tigris. Nous descendîmes donc, et bientôt il ne resta sur le pont que les lascars étendus çà et là dans les manœuvres, et le pilote, bel Indien à barbe noire, remarquable par une forêt de cheveux magnifiques dont les boucles s’échappaient avec profusion des plis d’un riche turban. Enveloppé d’une cape brune, il restait assis, tenant d’une main la barre, qu’il ne devait quitter ni jour ni nuit.

Je m’éveillai au point du jour, et je m’empressai de monter sur le pont. On ne pouvait être mieux placé que nous l’étions. Derrière nous, à portée de la main, s’élevaient quelques rochers noirs et arides, dont les tons de bistre contrastaient avec les teintes rosées du ciel ; en avant, des terres élevées, ensevelies en partie dans la brume du matin, formaient, en se rapprochant, le détroit qu’il est défendu aux bâtimens de guerre de passer, et vers lequel nous nous dirigions. Déjà nous pouvions apercevoir dans le lointain les créneaux blancs des fortifications chinoises qu’en 1816 la frégate anglaise l’Alceste salua si bien de ses volées à boulets et à mitraille.

Nous fûmes bientôt près des misérables fortifications qui défendent une passe rendue plus étroite par l’île du Tigre, qui se trouve au milieu et qui présente un amas assez pittoresque de rochers rougeâtres. Une embarcation chinoise se détacha du fort de gauche, et nous diminuâmes de voiles pour attendre sa visite. Deux Chinois lestes et réjouis montèrent à bord, ne descendirent seulement pas dans l’entrepont, et disparurent après s’être contentés de prendre nos noms, qu’on leur dicta comme on voulut. Telle est la formalité à laquelle sont assujétis les bateaux de plaisance, car les autres sont bien réellement visités ; quand on ne s’arrête pas pour attendre la visite des forts, ceux-ci font feu à boulet sur le bateau récalcitrant.

Une fois le détroit doublé, la campagne prend à droite et à gauche un air plus riant : des villages se montrent de distance en distance avec des rizières bien arrosées, et des bois touffus couronnent les collines au pied desquelles les maisons sont bâties. La rivière, encore