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JOURNAL D’UN OFFICIER DE MARINE.

facettes. Tantôt calme ou agitée d’un mouvement insensible, la surface de cette mer présente l’aspect d’un tapis jaunâtre moiré de nez camus et d’yeux bridés qui grimacent à l’envi ; tantôt ses flots, quelque temps endormis, soulevés tout à coup par une cause inconnue, se heurtent, se poussent et se repoussent avec une force irrésistible, avec un bruit sourd, un murmure confus de voix qui rient, jurent, pleurent et menacent. Les lourds poteaux qui supportent le théâtre résistent alors à peine aux secousses imprimées par ces vagues vivantes. En vain ceux qui en sont proches, s’efforcent-ils de faire arc-boutant et de s’opposer au débordement qui les menace, leurs bras cèdent, et ils sont entraînés sous l’échafaudage jusque dans la rivière.

Si tout dans cet étrange théâtre nous paraissait curieux et nouveau, notre présence produisait certainement le même effet sur l’assemblée ; car, outre les investigations partielles dont nous étions continuellement l’objet, on n’applaudissait pas les acteurs une seule fois sans que, depuis la jeune Chinoise et les tranquilles fumeurs jusqu’aux malheureux formant la plate-bande de têtes pelées, tout le monde ne levât vers nous des yeux qui semblaient chercher le degré d’intérêt que nous prenions au spectacle.

Cependant le jongleur avait fini ses tours, et les acteurs, qui s’étaient habillés dans une tente pratiquée sur le derrière de la scène, venaient de paraître, au grand contentement du public. Rangés à droite et à gauche d’une espèce de table élevée, ils attendaient que le directeur eût donné aux spectateurs l’explication de la pièce qu’on allait jouer pour entrer en action. Quand cette formalité, qui est de rigueur en Chine, eut été remplie, trois ou quatre personnages, couverts de magnifiques costumes dont le prix est, dit-on, énorme, arrivèrent majestueusement sur le théâtre. L’un d’eux, celui qui, pour marque de la dignité suprême, portait à son bonnet, en guise de cornes, les deux longues et belles plumes qui ornent la queue du faisan de Tartarie, vint s’asseoir auprès de la table, tandis que les grands de sa cour, exécuteurs des hautes-œuvres, écrivains et peuple, restèrent debout, respectueusement rangés sur deux lignes. Je fus étonné de trouver dans tous ces costumes une reproduction exacte de ceux que j’avais vus représentés dans les dessins chinois : ces riches vêtemens tout chamarrés d’or et d’argent, ces ailes empesées attachées à la coiffure, ces pavillons sortant par derrière et de chaque côté des plis de la robe, et surtout cette bizarre peinture, ces lignes noires, blanches, rouges et jaunes, qui forment sur le visage un masque digne de Satan. On me dit que c’était un souvenir des pre-