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JOURNAL D’UN OFFICIER DE MARINE.

ceau saisi, soit dans le plat, soit dans le trajet de la soucoupe à la bouche. J’eus un moment de désespoir, et je commençais à croire que j’allais jouer le rôle désagréable de la cigogne dans le repas du renard ; mais quelques leçons du bon Chinois m’eurent bientôt mis au fait, assez du moins pour ne pas mourir de faim. Vous verrez d’ailleurs que je ne devais pas mettre beaucoup en pratique ce nouveau talent pendant le dîner.

Je pêchai d’abord quelques morceaux d’un salmigondis composé de je ne sais combien d’élémens hétérogènes parmi lesquels je reconnus des tranches de concombre, des cornichons, des saucisses, etc. ; en somme, ce n’était pas mauvais, quoiqu’il y eût dans ce ragoût des ailerons de requins séchés et fumés. Je goûtai ensuite une friture qu’on me dit être faite avec des hirondelles ; c’était encore bon, très bon ; seulement je retrouvais là un certain goût fort et nauséabond que j’avais senti dans le premier mets. Je laissai ce que j’avais pris pour essayer d’une soupe de nids d’hirondelles, le mets royal, le plat le plus recherché des Chinois, qui paient jusqu’à vingt piastres (cent dix francs) la livre ces nids, formés dans les rochers des Philippines et des Moluques par une hirondelle nommée salangane : c’était fade, mais pas trop mauvais. Après cette soupe vint le tour d’un autre plat dont je voulus goûter aussi ; mais cette horrible odeur, qui me poursuivait dans tout ce que je mangeais, m’avait tellement bouleversé, que j’avais le cœur sur les lèvres, et force fut de m’arrêter.

Cependant Durand m’encourageait de l’œil, car il est impoli dans un dîner chinois de laisser quelque chose sur son assiette ou de trouver quelque chose mauvais. Je m’efforçais donc de tromper mon palais européen en avalant des marrons crus et des amandes que nous avions chacun à côté de nous dans de petites soucoupes ; puis je prenais en tremblant un morceau dans les ragoûts empoisonnés qu’on nous servait maintenant sans interruption dans deux bols, non pas placés comme au commencement sur la table, mais devant chaque convive, et je l’avalais avec une répugnance qui allait toujours en croissant. Il était évident qu’un même assaisonnement, un assaisonnement infernal et inconnu à la cuisine européenne, entrait dans la composition de tous ces mets, parfaitement préparés du reste. Je demandai ce que ce pouvait être, et j’appris que c’était… je vous le donne en mille à deviner… de l’huile de ricin ! Oui, c’était de l’huile de ricin ! et il faut bien prendre son parti d’un goût aussi bizarre chez les Chinois, quand on pense que les habitans de la Terre de Feu mangent le poisson cru, que les Siamois font leurs délices des œufs