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l’honneur d’avoir le premier risqué le roman français en plein Océan, d’avoir le premier comme découvert notre Méditerranée en littérature !

Mais, encore une fois, ce n’était là pour lui qu’un acheminement, qu’une forme d’introduction, et M. Sue visait surtout à exprimer certains résultats de précoce et fatale expérience, certaines vérités amères et plus qu’amères que l’excès seul de la civilisation révèle ou engendre. Parmi ses amateurs de mer, ceux de sa prédilection comme Zsaffie, Vaudrey, l’abbé de Cilly, Falmouth, sont des hommes déjà brûlés par toutes les irritations des cités. Ainsi, bien vite chez lui, et dès la Salamandre, le vaisseau ne devint autre chose qu’une diversion et un cadre au spleen, un yacht de misanthropie ou de plaisance, une manière de vis-à-vis du Bois ou du Jockey-Club.

La génération spirituelle, ambitieuse, incrédule et blasée, qui occupe le monde à la mode depuis dix ans, se peint à merveille, c’est-à-dire à faire peur, dans l’ensemble des romans de M. Sue. Lord Byron était un idéal ; on l’a traduit en prose ; on a fait du don Juan positif ; on l’a mis en petite monnaie ; on l’a pris jour par jour à petites doses. Beaucoup des personnages de M. Sue ne sont pas autres. Le désillusionnement systématique, le pessimisme absolu, le jargon de rouerie, de socialisme ou de religiosité, la prétention aristocratique naturelle aux jeunes démocraties et aux brusques fortunes, cette manie de régence et d’orgie à froid, la brutalité très vite tout près des formes les plus exquises, il a exprimé tout cela avec vie souvent et avec verve dans ses personnages. L’espèce très exacte, et avec ses variétés, si elle se perdait un jour, se retrouverait en ses écrits ; et voilà comment je dis qu’il représente à mon gré la moyenne du roman en France.

Sans se faire reflet ni écho de personne en particulier, il s’est laissé couramment inspirer des divers essais et des vogues d’alentour, et en a rendu quelque chose à sa manière. En un mot, la gamme du roman moderne est très au complet chez lui, et en même temps aucun ton trop prédominant n’y étouffe les autres.

Est-ce une nature vraie, légitime, une société saine qu’a exprimée M. Sue ? Non assurément, et il le sait bien. Mais j’ose affirmer que c’est une société réelle. De braves gens qui vivent en famille, des hommes sérieux régulièrement occupés, des personnes du monde tout agréables et qui ne veulent pas être choquées, peuvent dire « Où trouve-t-on de tels personnages ? Ils n’existent que dans le drame moderne ou dans le roman. » Je ne nie pas qu’il n’y ait maintefois de la charge et du cumul dans l’expression ; mais, pour prendre