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j’ai déjà blasphémé ; me voilà rejeté à cent lieues du siècle que je veux aborder, et qui me renvoie les échos de ma voix qu’il ne connaît pas. Mais que sera-ce donc si j’ai à faire parler dans mon récit un de ces hommes dont le nom seul enferme tout un culte et un héritage évanoui de vertu, de gravité et d’éloquence, quelque Daguesseau, quelque Lamoignon ? M. Sue, en produisant M. de Bâville et en le mettant aux prises avec Villars, a fait preuve d’une remarquable habileté de dialogue ; mais l’habileté ici ne suffit pas. M. de Bâville a-t-il jamais pu parler à son fils comme il le fait dans le roman ; a-t-il pu l’entretenir de la France et de la religion politiquement, en homme qui a lu De Maistre, ou en disciple récent de nos historiens de la civilisation moderne ? « Quand l’expérience aura mûri votre raison, mon fils, vous verrez toute la vanité de ces distinctions subtiles. Qui dit catholique, dit monarchique ; qui dit protestant, dit républicain, et tout républicain est ennemi de la monarchie. Or la France est essentiellement, je dirai même plus, est géographiquement monarchique. Sa puissance, sa prospérité, sa vie, tiennent essentiellement à cette forme de gouvernement. L’élément théocratique qui entre dans son organisation sociale lui a donné quatorze siècles d’existence[1]… » A-t-il bien pu, lui, M. de Bâville, dans le courant de la phrase, dire Bossuet tout court, citer d’emblée et sur la même ligne Pascal, Molière et Newton, Molière un comédien d’hier, Newton que Voltaire le premier en France vulgarisera ? Ce qu’il n’a pas pu dire, je le sais bien ; comment il aurait pu parler, qui le saura, à moins d’avoir eu l’honneur d’être familier autrefois en cette maison même des Malesherbes ? Voilà des difficultés insurmontables. Walter Scott, si véritablement historique par le souffle et l’esprit divinateur, Walter Scott, avec tout son génie d’évocation, n’avait du moins dans ses Puritains d’Écosse qu’à peindre des temps plus voisins, plus épars, sans idéal vénéré encore, et à reproduire un langage local dont il savait l’accent comme il savait le son de ses cornemuses et l’odeur des bruyères.

Après cela, M. Sue nous répondra qu’heureusement pour lui et pour son sujet, Jean Cavalier n’est qu’un partisan et un révolté dans le règne de Louis XIV, que la scène se passe hors du cercle et de la sphère harmonieuse, que c’en est un épisode irrégulier, une infraction sanglante et cruelle, qu’ainsi donc les difficultés s’éludent. Il a raison ; mais encore, comme le cadre de ce règne est partout à l’entour, il vient un moment où l’épisode sauvage y va heurter ; si loin

  1. TomeII, page 237.