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DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.

caine n’est pas la seule qui ait fourni des couleurs à sa palette. Aussi aurions-nous pu, sans crainte d’erreur, lorsque la lecture de certains chapitres excitait chez nous un sourire qui n’était pas sans quelque malice, dire à certains Européens : de te fabula narratur. Mais nous ne voulons pas trahir les secrets de l’auteur. Au dire de M. de Tocqueville, les littératures démocratiques manquent de sagesse, de goût, de beauté idéale ; l’étude des chefs-d’œuvre de l’antiquité est la plus propre à combattre ces défauts littéraires. C’est là un point de vue ingénieux, nouveau ; nous le recommandons à ces idolâtres des temps modernes qui voudraient arracher des mains de nos enfans Homère et Virgile, et renouveler contre le grec et le latin le décret solennel de proscription dont s’empressa de les frapper une de ces républiques éphémères que la révolution française fit éclore en Italie.

Rien de semblable n’est à craindre aujourd’hui. Aussi ce n’est pas pour rassurer les amis des études classiques que nous avons rappelé l’ingénieuse observation de M. de Tocqueville. Nous voulions préparer par là quelques considérations générales qui s’appliquent à l’ensemble, aux tendances, à l’esprit de son ouvrage.

M. de Tocqueville n’a rien dissimulé sur la démocratie, ni le bien ni le mal, qui, comme dans toutes les choses humaines, s’y trouvent mélangés, et qui ont donné naissance à tant d’hymnes et à tant de satires, les uns et les autres également éloignés de la vérité. Avec une ame noble, un caractère élevé, un goût exquis, M. de Tocqueville ne se résigne pas facilement à ce que la démocratie lui a laissé voir de vulgaire, de désordonné, de trop individuel ; ami sincère, éclairé, de la liberté et du progrès de l’humanité, il ne voudrait certes pas, en eût-il le pouvoir, nous ramener au privilége, et acheter l’élégance, le luxe, la haute culture d’esprit, la puissance morale d’une caste, par la pauvreté, l’ignorance et l’asservissement des masses. Il accepte la démocratie, non-seulement comme un fait nécessaire, comme le développement naturel des nations, il l’accepte aussi comme un progrès, comme un bien, mais comme un bien qui n’est pas sans mélange et qui laisse quelque chose à désirer.

Dès-lors il ne s’est pas seulement appliqué à nous faire connaître l’influence naturelle de la démocratie sur le mouvement intellectuel, sur les sentimens et les mœurs ; il n’a pas mis sous nos yeux avec une sorte d’indifférence philosophique les conséquences fâcheuses de certaines tendances démocratiques, comme un naturaliste parlerait des épines et des poisons de certaines plantes. M. de Tocqueville, partout où il a été frappé d’un inconvénient, a cherché avec soin le