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COLOMBA.

ce ne sera rien. Laissez-moi prendre votre mouchoir et votre cravate… Voilà votre redingote perdue… Pourquoi diable vous faire si beau ? Alliez-vous à la noce ?… Là, buvez une goutte de vin… Pourquoi donc ne portez-vous pas de gourde ? Est-ce qu’un Corse sort jamais sans gourde ? — Puis, au milieu du pansement, il s’interrompait pour s’écrier : Coup double ! Tous les deux roides morts ! C’est le curé qui va rire… Coup double ! Ah ! voici enfin cette petite tortue de Chilina.

Orso ne répondait pas. Il était pâle comme un mort et tremblait de tous ses membres.

— Chili, cria Brandolaccio, va regarder derrière ce mur. Hein ? L’enfant, s’aidant des pieds et des mains, grimpa sur le mur, et aussitôt qu’elle eut aperçu le cadavre d’Orlanduccio, elle fit le signe de la croix.

— Ce n’est rien, continua le bandit, va voir plus loin ; là-bas.

L’enfant fit un nouveau signe de croix.

— Est-ce vous, mon oncle ? demanda-t-elle timidement.

— Moi ! est-ce que je ne suis pas devenu un vieux bon à rien ? Chili, c’est de l’ouvrage de monsieur. Fais-lui ton compliment.

— Mademoiselle en aura bien de la joie, dit Chilina, et elle sera bien fâchée de vous savoir blessé, Ors’ Anton’.

— Allons ! Ors’ Anton’ dit le bandit qui avait achevé le pansement, voilà Chilina qui a rattrapé votre cheval. Montez et venez avec moi au maquis de la Stazzona. Bien avisé qui vous y trouverait. Nous vous y traiterons de notre mieux. Quand nous serons à la croix de Sainte-Christine, il faudra mettre pied à terre. Vous donnerez votre cheval à Chilina, qui s’en ira prévenir mademoiselle, et chemin faisant vous la chargerez de vos commissions. Vous pouvez tout dire à la petite, Ors’ Anton’. Elle se ferait plutôt hacher que de trahir ses amis. — Et d’un ton de tendresse : — Va coquine, disait-il, sois excommuniée, sois maudite, friponne ! car Brandolaccio, superstitieux comme beaucoup de bandits, craignait de fasciner les enfans en leur adressant des bénédictions ou des éloges ; on sait que les puissances mystérieuses qui président à l’anocchiatura[1] ont la mauvaise habitude d’exécuter le contraire de nos souhaits.

— Où veux-tu que j’aille, Brando ? dit Orso d’une voix éteinte.

— Parbleu ! vous avez à choisir : en prison ou bien au maquis. Mais un della Rebbia ne connaît pas le chemin de la prison. Au maquis. Ors’ Anton’ !

  1. Fascination involontaire qui s’exerce soit par les yeux soit par la parole.