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les prouesses du genre inventées par Mlle Elssler. Il faut voir ce satrape déjà mort au plaisir, ce dilettante de la luxure passer par tous les degrés de la sensation, de l’impassibilité, de l’anéantissement, au paroxisme du désir, de l’œil terne à l’œil de feu ; sa paupière appesantie se soulève, se fixe, s’allume et flamboie. C’est la débauche orientale prise sur le fait. Ce rôle n’a qu’une scène, mais il est, à coup sûr, le meilleur de la pièce, le seul original. — Quant au dénouement, on n’y peut guère voir qu’une variante à celui de la Tentation et de la Sylphide. Le poète nous ramène dans la fameuse chambre aux exorcismes, ce qui signifie, dans les pièces à hocuspocus, que les choses marchent à leur fin. Le comte Frédéric, les bras croisés sur sa poitrine, rêve à son bonheur, et contemple avec ravissement sa douce fiancée qui dit ses patenôtres, agenouillée devant un prie-dieu, de l’autre côté de la scène. Étrange chambre que celle-là ! On y invoque Dieu et le diable dans la même heure, et les missels vivent en paix dans la bibliothèque avec les livrets de sorciers. — Survient Urielle, plus amoureuse et plus ardente que jamais ; le spectacle du bonheur de Frédéric l’irrite, la vue de sa rivale heureuse l’exaspère, elle éclate, elle tempête, elle menace en grinçant des dents ; Othello n’est pas plus terrible dans l’alcove de Desdemona. Cependant tout à coup elle se trouble et s’arrête, un rayon céleste descend d’en haut dans cette ame de soufre et de poix, et l’illumine ; la diablesse, revenue à des sentimens humains, pardonne aux deux amans, les unit, comme un père-noble du Gymnase, et, pour sceller le sacrifice de sa passion, brûle à la chandelle le pacte infernal, qui prend feu comme une feuille de papier. Avis à Beelzébuth, qui fera bien de fonder en enfer une papeterie d’amyanthe, car il est déplorable, pour le prince des flammes et des salamandres, de voir ses sujettes dévorer les archives de son royaume, ni plus ni moins que si c’étaient les registres d’un notaire. Après ce magnifique mouvement d’abnégation, Urielle fléchit sur ses jambes, lève les yeux vers le ciel, bénit ses bêtes et rend le souffle comme la sylphide ; Lilia s’agenouille auprès du cadavre et lui passe sa croix de jeune vierge autour du cou ; toujours la croix ! Frédéric verse des torrens de larmes, puis, quand les deux amans se sont bien livrés à l’excès de leur désespoir, ils se regardent, et, dans une pantomime pleine d’expression, se tiennent à peu près ce langage : « Elle est morte, tout est fini, nous n’y pouvons rien ; si nous allions nous marier ! » et ils partent. Nous voici de nouveau en enfer ; là nous retrouvons cet excellent M. Montjoie coiffé de cornes d’or à rendre jaloux le plus beau bouc du Jardin des Plantes, paré de bracelets, d’anneaux et de colliers mystiques, et le ventre ceint d’une toile d’araignée à paillettes de feu, qui, dans la pensée du costumier, était sans doute destinée à représenter ces vapeurs flottantes, ces émanations bitumineuses dont l’auge des ténèbres s’environne, mais qui de fait ne ressemble qu’à un tablier de sapeur ; remarquez que M. Montjoie en a déjà le casque, de sorte que rien ne manque au travestissement. Sapeur ou diable, M. Montjoie anathématise du haut d’un roc son esclave Urielle, et la déclare traîtresse à l’enfer : à ce geste, tous les monstres têtards de la Tentation fondent sur la victime et s’apprêtent à la déchirer à belles griffes ; mais la mignonne, qui n’est jamais à court d’expédiens, se souvient de Lilia, et leur montre sa croix (on sait quel effet la croix produit sur les diables, sur les diables de l’Opéra surtout) ; et tandis que dix ou quinze comparses, chargés de représenter la légion des esprits rebelles, s’escriment et