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THÉÂTRE ESPAGNOL.

chef lui avait enlevé le trône et la vie, et, se fondant sur l’évidente invraisemblance de quelques-unes des imputations accumulées contre sa mémoire, ils ont essayé d’établir que toutes celles qui lui ont attiré l’horreur du monde sont également fausses ou exagérées.

Ce système, qui n’est pas soutenable dans son ensemble, renferme pourtant quelques élémens de vérité. Le père de Pierre-le-Cruel, Alfonse XI, l’un des plus grands rois qu’ait eus la Castille, habile politique autant que vaillant capitaine, avait réussi, par sa prudence et sa fermeté, à réprimer l’insolence et les continuelles révoltes des grands seigneurs. Lorsqu’à la place de ce prince illustre, ils virent monter sur le trône un enfant de quinze ans, l’occasion leur parut favorable pour ressaisir le pouvoir exorbitant qu’on venait de leur enlever. Ils parvinrent à semer la division dans la famille royale ; ils excitèrent l’ambition de Henri de Trastamare et des autres frères naturels du jeune roi, les poussèrent à la révolte, s’emparèrent de la personne du roi lui-même, lui imposèrent une femme de leur choix, et le tinrent quelque temps dans une véritable captivité. Pierre finit pourtant par recouvrer sa liberté et bientôt sa puissance, et il se vengea avec fureur. De nouvelles révoltes amenèrent de nouvelles vengeances, et ces vengeances furent si affreuses, qu’elles firent presque oublier les crimes de ceux qu’elles frappaient. Pierre se baigna dans le sang de ses frères, de ses parens, de presque tous les grands du royaume : violences, artifices, perfidie, rien ne lui coûta pour assouvir ses ressentimens, et pourtant, après une longue lutte dans laquelle il avait vainement cherché à s’appuyer des classes inférieures, des juifs, des mahométans, de tout ce qui était alors opprimé et méprisé, il succomba sous une insurrection aristocratique, aidée d’un secours étranger.

Henri de Trastamare, arrivé au trône par un lâche fratricide, devant tout aux grands qui voyaient en lui leur associé, leur complice et non pas leur maître, fut hors d’état d’arrêter leurs empiètemens. Il dut leur abandonner la meilleure part des domaines de la couronne ; aussi devinrent-ils tellement puissans, que ses faibles successeurs ne purent plus leur tenir tête. La Castille fut en proie, pendant un siècle, à d’affreux déchiremens qui arrêtèrent le cours de ses prospérités, et retardèrent l’époque de l’expulsion des Maures ; le peuple fut livré sans défense à l’oppression des seigneurs. Au milieu de la misère et des calamités sans nombre de cette époque, sans doute la multitude, exaspérée contre ces tyrans, regretta plus d’une fois le temps où leurs attentats n’étaient pas impunis, où ils avaient à redouter les coups d’une autre tyrannie, plus formidable que la leur ; sans doute elle appela de ses vœux un autre Pierre, un autre justicier, elle vit un ami dans le prince qui avait été le fléau de ses oppresseurs, et qui d’ailleurs, pour se faire des partisans, avait affecté de s’ériger en vengeur des pauvres et des faibles.

C’est ainsi qu’a dû se former, en sa faveur, au milieu des guerres civiles du XVe siècle, une sorte de clameur populaire dont les poètes dramatiques ont rajeuni et nous ont transmis l’expression. Il y a cela de remarquable que ce n’est pas dans les romances qu’ils ont pris les élémens, ni même le point de