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d’énormes fautes contres les convenances et la couleur locale, oubliées jusqu’au point de placer dans la bouche des sauvages de fréquentes allusions à Vénus, aux nymphes, aux tigres de la Libye, il règne dans toute cette pièce un mouvement, une vigueur soutenue, une puissance d’intérêt, qui nous avertissent qu’en dépit de ces inconséquences de détail le poète est dans la vérité de son sujet. Tout y respire ce sentiment de grandeur orgueilleuse qui animait alors les Espagnols et que la fortune semblait justifier par les faveurs dont elle comblait leurs armes et leur politique. La confiance absolue, la foi ardente, l’inflexible cruauté qu’ils portaient dans leurs audacieuses entreprises, forment un admirable contraste avec le patriotisme et la superstition sauvage des Araucaniens. Caupolican n’est pas moins héroïque que Mendoza. Dans le tableau de cette lutte entre la barbarie inculte et la barbarie civilisée, si l’on peut ainsi parler, Lope a su tenir la balance de manière à appeler tour à tour notre sympathie et notre admiration sur les Araucaniens défendant leur indépendance avec leur territoire, et sur une poignée d’Espagnols luttant, dans la pleine conviction de leur droit, pour leur vie, pour leur honneur, pour augmenter la puissance de leur roi et surtout pour propager la foi chrétienne.

Les drames empruntés à l’histoire du règne de Charles-Quint, et où ce prince figure quelquefois d’une manière d’ailleurs peu remarquable, sont en général fort médiocres. Quelques-uns de ceux qui se rapportent au règne de Philippe II ont au contraire une très grande valeur.

Je ne mettrai pas dans cette classe le Prince don Carlos, de Cuello ; j’en dirai pourtant quelques mots à titre de curiosité historique. On sait quel intérêt romanesque s’est attaché hors d’Espagne à la mort de ce jeune don Carlos, victime tout à la fois, disait-on, de la fière indépendance de son caractère et de son amour pour une belle-mère dont la main lui avait d’abord été destinée. En Espagne, c’est tout autrement qu’on présente les faits. Don Carlos n’est qu’un insensé, dont un accident physique avait de bonne heure dérangé la raison, également incapable d’éprouver et d’inspirer l’amour passionné que le roman lui attribue, et qui, arrêté par mesure de précaution au moment où des conspirateurs abusaient de sa faiblesse pour l’entraîner dans un complot contre l’autorité royale, mourut bientôt après des suites du régime extravagant auquel il s’était mis. À l’appui de cette version, il n’est pas hors de propos de faire remarquer que Philippe II, dans lequel nos préjugés nous font voir un sombre et vieux tyran enlevant la jeune fiancée de son fils, n’avait que trente-un ans lorsqu’il épousa cette princesse. Quoi qu’il en soit, le drame de Cuello, composé d’après le thème espagnol qui est en réalité celui de l’histoire, forme un curieux contraste avec la tragédie de Schiller. C’est, à vrai dire, à peu près le seul côté par lequel il mérite de fixer l’attention. Il faut y ajouter pourtant une scène où est peinte assez heureusement l’indomptable fierté du héros de cette époque, le grand duc d’Albe.

Ce que le Cid et Gonzalve de Cordoue avaient été pour leur temps, le duc d’Albe le fut ensuite pour le sien. C’est la personnification la plus haute, la plus éclatante, de l’époque où il vécut, et cette époque était précisément celle