Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 24.djvu/382

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
378
REVUE DES DEUX MONDES.

ce malheur si grand ? Pouvez-vous me le conter, monsieur l’abbé ? je n’en dirai rien.

— Volontiers, madame, ce sera peut-être un soulagement que de parler de mes peines.

Cordier raconta ses amours avec Mlle Doligny, et comment elles avaient fini. L’hôtelière, les deux coudes sur la table et la tête posée entre ses mains, la bouche à demi ouverte, écoutait le récit de toutes ses oreilles. Elle n’avait jamais entendu parler des théâtres de Paris, et toutes ces aventures lui semblaient tirées d’un conte de fées. Elle ne se sentait pas de joie d’avoir sous les yeux le héros de cette histoire. L’abbé, qui ressentait les effets bienfaisans de la digestion, se plaisait à chaque minute davantage dans la situation où il était ; l’intérêt que lui montrait la belle hôtelière adoucissait remarquablement ses peines. Quand son histoire fut achevée, il fit un gros soupir et murmura sur le ton d’un berger de Fontenelle :

— Hélas ! c’est la dernière fois que je parle à quelqu’un de mes chagrins.

— La dernière fois ! s’écria l’aubergiste : eh ! pourquoi donc ?

— Parce que demain je vais entrer à la Trappe.

— Sainte Vierge ! à la Trappe ! Dans un si bel âge ! Ah ! que ne puis-je vous en détourner ! Excusez-moi, monsieur l’abbé, mais je suis toute bouleversée de ce que vous me dites.

La bonne hôtelière se leva et sortit en pleurant de tout son cœur. Cordier, ému de voir une amitié si tendre, en eut aussi une larme dans les yeux. Le soir, lorsqu’il se coucha, il s’avoua tout bas à lui-même qu’il était ébranlé dans ses résolutions. Le lendemain, au point du jour, l’hôtelière entra dans sa chambre :

— Monsieur l’abbé, lui dit-elle, on va mettre les chevaux à la voiture ; mais, si vous m’en croyez, vous resterez à dormir la grasse matinée. Demain je vous mènerai dans ma cariole à Avranches, si vous tenez encore à votre projet d’entrer à la Trappe.

Les esprits sont faibles le matin, pendant le demi-sommeil. L’abbé ouvrit un œil, étendit les bras et dit qu’il voulait bien rester jusqu’à demain ; puis il se tourna sur le côté pour recommencer à dormir. On partit sans lui. Sur le coup de dix heures, Cordier descendit, un peu honteux de sa faiblesse. L’hôtelière, qui avait mis un bonnet neuf, lui parut plus fraîche et plus jolie que la veille. Elle lui servit un excellent déjeuner et lui tint encore compagnie. Elle le mena ensuite promener dans son jardin, lui offrit des fleurs et fit mille choses pour lui être agréable qui le touchèrent de plus en plus. Il ne