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manachs, ce n’est ordinairement que comme inventeurs de secrets, faiseurs de prodiges et sorciers célèbres. L’erreur dans laquelle presque tout le monde est à l’égard de ces savans résulte, d’une part ce que leurs ouvrages ne sont plus étudiés depuis deux siècles, et de l’autre, de ce qu’on les confond avec les alchimistes. Or, les alchimistes sont aux chimistes ce que les rhéteurs étaient aux philosophes, ce qu’un charlatan est à un médecin.

Raymond Lulle fut le dernier des grands chimistes du XIIIe siècle qui étudia la science avec bonne foi et désintéressement. À compter de 1330 à peu près, les dupes et les fripons commencèrent à se mêler de la transmutation des métaux, les uns dans l’espérance de produire de l’or, les autres pour faire accroire qu’ils possédaient le secret du grand œuvre, et bientôt l’alchimie devint à la mode dans toutes les classes de la société. Non-seulement les traités sur cette science se multiplièrent à l’infini, mais les poètes s’en emparèrent avec avidité[1]. Cependant l’engouement général cessa peu à peu ; les savans qui se respectaient ne voulurent plus s’occuper ostensiblement de la transmutation des métaux ; l’art tomba entre des mains inhabiles ou impures, et la chimie, qu’Arnaud de Villeneuve et Raymond Lulle avaient lancée dans une si bonne voie, ne fit plus de progrès jusqu’au commencement du XVIIe siècle. Entre Raymond Lulle et Bernard Palissy, cette science resta à peu près stationnaire.

Laissant donc de côté les imposteurs et les fous faiseurs d’or dont la race n’est pas encore entièrement éteinte aujourd’hui, je vais tâcher de faire comprendre ce qu’était un chimiste au XIIe et XIIIe siècle, quelle était la grandeur et l’importance de la mission qu’il se croyait appelé à remplir, et à quel point les expériences savantes d’un artiste de ce temps, si incertaines et si confuses qu’elles fussent, étaient cependant dirigées dans des intentions pures, grandes et mêmes religieuses. L’homme de cette époque qui réunit au plus haut degré le double caractère de véritable savant et de chimiste religieux, est Raymond Lulle, que je vais essayer de faire connaître.

Raymond Lulle naquit à Palma, capitale de l’île Maïorque. Lorsqu’en 1231 le roi d’Aragon Jean ou Jayme Ier assembla les cortès et fit connaître à ses vassaux le dessein qu’il avait de chasser les Maures de l’île de Maïorque, un certain Raymond Lulle, père du chimiste, du docteur illuminé qui nous occupe, se présenta pour faire partie de cette expédition, pendant laquelle il se distingua en

  1. Voyez le Roman de la Rose.