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RAYMOND LULLE.

Raymond Lulle plus insensé que jamais, répondit qu’il lui était impossible de ne pas rechercher la plus belle personne du monde. Une fois sur le chapitre de la beauté de son idole, il ne craignit même pas de vanter encore ceux de ses charmes dont il avait fait le sujet de ses vers. C’est alors que la malheureuse Ambrosia se décida à guérir enfin Raymond Lulle de son fol amour. « Vous me croyez la plus belle des femmes, lui dit-elle ; vous vous trompez, monsieur. Tenez, ajouta-t-elle en découvrant son sein qu’un mal affreux avait presque entièrement dévoré ; voilà ce que vous estimez tant, regardez ce que vous aimez avec tant de fureur. Considérez la pourriture de ce pauvre corps, dont votre passion nourrit ses espérances et fait ses délices. Ah ! monsieur, dit encore Ambrosia en ne pouvant plus retenir ses pleurs, changez, changez d’amour, et au lieu d’une créature imparfaite, tombée en dissolution, aimez, aimez Dieu, qui est complètement beau et incorruptible. » À peine ces terribles paroles furent-elles prononcées, qu’Ambrosia se dirigea vers l’intérieur de ses appartemens, laissant Raymond Lulle seul en proie à ses réflexions.

Rentré chez lui, Raymond resta long-temps immobile, comme s’il eût été frappé de la foudre. On dit que, dans la nuit qui suivit cette journée, Jésus-Christ lui apparut pendant son sommeil, ce qui lui fit prendre la résolution de se convertir. En effet, il se sépara de sa femme et de ses enfans, et après avoir disposé d’une partie de ses biens pour l’entretien de sa famille, il en distribua le reste aux pauvres, et prit le parti de renoncer au monde. Ce grand évènement dans la vie de Raymond Lulle eut lieu en 1267, lorsqu’il avait atteint sa trente-deuxième année.

Près des maisons élégantes dans lesquelles il avait mené jusque-là sa vie dissipée, était la montagne de Randa, dont il avait conservé la propriété, et au sommet de laquelle il se proposait de se retirer ; mais, avant de se livrer à la retraite et à la pénitence, il fit d’abord un pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle en Galice. À son retour, et lorsqu’il se retira effectivement sur le mont Randa, vêtu de l’habit des frères mineurs, et abrité seulement par une cabane qu’il avait construite lui-même, toute la ville de Maïorque, sans en excepter les personnes de sa famille, jugea qu’il était devenu fou, et l’on ne fit bientôt plus guère attention à son nouveau genre de vie, auquel il se conforma rigoureusement pendant neuf ans.

Quoique dans cette retraite il eût de fréquentes visions et qu’une bonne partie de son temps fût consacrée à des devoirs religieux et des actes de pénitence, cependant c’est du fond de cette cellule de