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RAYMOND LULLE.

En étudiant avec soin la vie de ceux qui, avec de grandes vertus, de grands talens et un prodigieux courage, n’ont pas atteint cependant le but qu’ils s’étaient proposé, il est rare que l’on ne découvre pas dans leur caractère quelque défaut capital qui a neutralisé une bonne partie de leurs hautes qualités.

Soit par singularité, soit qu’il ait été dupe d’un orgueil dont il n’eut pas la conscience, Raymond Lulle s’est toujours tenu isolé, prétendant mener à bout ses gigantesques entreprises avec ses propres forces, sans secours étranger, de lui seul enfin. Lorsqu’il se sépare de sa famille, quand il quitte le monde au milieu duquel il avait toujours vécu en bravant ses lois, on le voit transporter ses habitudes exagérées d’indépendance dans la vie religieuse à laquelle il se voue. Il se fait ermite sur le mont Randa ; il y mène une vie sainte et rigoureuse sans doute, mais de son choix, réglée d’après sa volonté, et depuis cette époque jusqu’à sa mort il évite de s’associer régulièrement à aucun ordre religieux, bien qu’il portât l’habit monastique. La foi de Raymond Lulle fut grande, mais il lui manqua, pour la rendre utile à la cause chrétienne, de connaître l’importance de la hiérarchie des corporations sans l’appui desquelles les hommes les plus forts disséminent et perdent presque toujours leurs plus belles qualités. La soudaineté de ses résolutions, la variété de ses pieuses entreprises et de ses écrits, la multiplicité des combinaisons scientifiques dont il s’est occupé, tout démontre que sa volonté et son imagination si puissantes sont devenues d’autant plus mobiles et fantasques, que leur force n’était tempérée par aucune règle fixe et constante. Raymond Lulle était de ceux qui ne redoutent ni la longueur ni les dangers d’une entreprise, pourvu toutefois que l’idée soit émanée de leur propre cerveau ; il était de ces gens qu’une règle établie, un point de départ et un but fixes, qu’un ordre enfin, rendent inhabiles à tout. Ces hommes, pour peu qu’ils soient pourvus de force d’ame et de grands talens, arrivent parfois à étonner le monde par des actions extraordinaires, mais ces actions ne répondent et n’aboutissent à rien de sérieux ni d’utile. Leur vie ressemble à ces feux lancés dans les réjouissances publiques, qui brillent et s’évanouissent au milieu d’une nuit profonde

En résultat, par ses actes et ses écrits religieux et philosophiques, Raymond Lulle laisse le souvenir d’un homme qui, joignant l’héroïsme à l’étourderie ne fut qu’un fou sublime de la nature de don Quichotte.

Que lui reste-t-il donc aujourd’hui qui puisse préserver son nom