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Ceux au contraire qui croient qu’une ame est tout un monde, qu’un caractère éminent n’est jamais trop approfondi, ceux qui mêlent à leur jugement sur Mme Roland un culte d’affection et de cœur, trouveront ici mille raisons de plus à leur sympathie et démêleront une foule de détails aussi respectables que charmans.

Mme Phlipon avait été placée, vers l’âge de onze ans, dans le couvent des Dames de la Congrégation, rue Neuve-Saint-Étienne, pour y faire sa première communion ; elle y connut deux demoiselles d’Amiens, deux sœurs un peu plus âgées qu’elle, Mlles Henriette et Sophie Cannet ; elle se lia très-tendrement avec elles, avec Sophie d’abord. Au sortir du couvent, revenue chez son père au quai des Lunettes, elle entretint une correspondance active et suivie avec Sophie, retournée elle-même à Amiens. C’est cette correspondance précieusement conservée dans la famille des dames Cannet que M. Auguste Breuil, avocat, a obtenue des mains de leurs dignes héritiers pour la venir publier aujourd’hui.

Elle comprend et remplit presque sans interruption l’intervalle de janvier 1772 à janvier 1780. En commençant, la jeune fille n’a pas dix-huit ans encore ; elle va en avoir vingt-six dans la dernière lettre. Il y en eut d’autres sans doute dans la suite, mais non plus régulières et qui n’ont pas été conservées. La lettre finale annonce le mariage avec M. Roland, dont la connaissance première était due aux amies d’Amiens. On alla y demeurer, et on y resta quatre années. Cela coupa court à la correspondance, au moins sur le même pied que devant. Ces lettres finissent donc comme un roman, par le mariage ; et, à les bien prendre, elles sont un roman en effet, celui de la première jeunesse, et de l’amitié de deux jeunes filles, de deux pensionnaires qui font leur entrée dans la vie.

Sophie est plus froide, calme, heureuse ; Manon Phlipon est ce qu’on peut augurer, ce qu’elle-même dans ses Mémoires nous a si vivement dépeint. Mais ici le développement se montre dans chaque lettre, abondant, naïf, continu ; on suit à vue d’œil l’ame, le talent, la raison, qui s’empressent d’éclore et de se former.

Les lettres de Mme Roland à ses jeunes amies me démontrent la vérité de cette idée : l’être moral parfait en nous, s’il doit exister, existe de bonne heure ; il existe dès vingt ans dans toute son intégrité et toute sa grace. Alors vraiment nous portons en nous le héros de Plutarque, notre Alexandre, si jamais nous le portons. Plus tard on survit trop souvent à son héros. À mesure qu’il se développe et se déploie davantage aux yeux des autres, il perd en lui-même ; quand