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les grands hommes, les ressources de toute espèce pour l’esprit, se réunissent à l’envi. Que de promenades et d’études intéressantes nous ferions ensemble ! Que j’aimerais à connaître les hommes habiles en tout genre ! Quelquefois je suis tentée de prendre une culotte et un chapeau, pour avoir la liberté de chercher et de voir le beau de tous les talens. On raconte que l’amour et le dévouement ont fait porter ce déguisement à quelques femmes… Ah ! si je raisonnais un peu moins, et si les circonstances m’étaient un peu plus favorables, tête bleue ! j’aurais assez d’ardeur pour en faire autant. Il ne me surprend pas que Christine ait quitté le trône pour vivre paisiblement occupée des sciences et des arts qu’elle aimait… Pourtant, si j’étais reine, je sacrifierais mes goûts au devoir de rendre mes sujets heureux… Oui, mais quel sacrifice ! Allons, il ne me fâche pas trop de ne pas porter une couronne de reine, quoiqu’il me manque bien des moyens… Mais je babille à tort et à travers : je t’aime de même, comme Henri IV faisait Crillon. Adieu, adieu. » L’amitié pour Sophie et les lettres qu’elle lui adresse durant tous les premiers mois de 1776 profitent de ce concours et de ce conflit d’émotions ; elle-même l’avoue et nous donne la clé de ce redoublement : « Ah ! Sophie, Sophie, juge à quel point je ressens l’amitié, puisque c’est chez moi le seul sentiment qui ne soit pas captif. »

Mais Sophie seule, même en amitié, ne suffit plus ; vers le milieu de cette année 1776, on aperçoit quelque baisse, on entend quelque légère plainte : « Sophie, Sophie, vos lettres se font bien attendre… » En même temps que d’un côté on pensait à La Blancherie, de l’autre, à Amiens, on pensait au cloître ; Sophie avait eu l’idée, un moment, de se faire religieuse. Les deux amies n’étaient plus l’une à l’autre tout un monde. On se reprend, on se remet avec vivacité à s’aimer, mais c’est une reprise ; or, dans la carrière de l’amitié, comme dans le chemin de la vertu, on rétrograde à l’instant que l’on cesse d’avancer : c’est Mme Roland elle-même qui a dit cela. La sœur aînée de Sophie, Henriette, vient passer quelque temps à Paris et entre en tiers dans l’intimité ; sa vivacité d’imagination et son brillant d’humeur font un peu tort à la langueur de sa douce cadette ; du moins on se partage. Henriette devient un troisième moi-même ; on écrit à la fois aux deux sœurs. M. Roland aussi commence à paraître, rare, austère, assez redouté d’abord. Tout cela ne laisse pas de faire diversion ; les tracas domestiques, les embarras intérieurs s’en mêlent. La correspondance se poursuit comme la vie en avançant, sans plus d’unité.