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REVUE. — CHRONIQUE.

administration ne dépendent pas d’un sujet, quel qu’il soit. Souvenons-nous que le Théâtre-Italien a pu se passer de la Malibran, lorsque l’illustre cantatrice courait le monde et multipliait sans repos ses triomphes, comme si elle eût pressenti que le temps lui devait manquer. La première année, le public en eut bien quelque mauvaise humeur ; la seconde, Julia Grisi parut, et l’on n’y pensa plus. De même il en sera pour Damoreau et tôt ou tard on l’oubliera, comme on a oublié pour elle Mme Rigaut, Mme Pradher, et tant d’autres qui furent célèbres et fêtées, et dont on ne parle guère aujourd’hui. En somme, c’est un tort de se retirer avant le temps et de déserter, par une boutade d’amour-propre, une carrière où tant de sympathies vous accompagnent. Ah ! si vos ressources vous trahissaient, si le succès commençait à vous abandonner, à la bonne heure ; mais pas une note ne manque à votre voix, pas un diamant à vos roulades, et du côté des applaudissemens et des bouquets, vous n’avez pas à vous plaindre, il me semble. Vous avez souffert une injure, dites-vous ; on s’est montré ingrat à votre égard. Qu’importe ? ayez confiance et laissez au public, laissez à Mme Thillon le soin de vous venger. D’ailleurs, on ne contestera point qu’un auteur ait des droits absolus sur son œuvre : libre à lui de disposer de ses rôles comme il l’entend ; nul n’a rien à voir dans ses goûts, et ses caprices, s’il en a, ne regardent personne. Hier il croyait en vous, aujourd’hui Mme Thillon lui convient davantage ; l’esprit humain varie. Après tout, c’est un peu son affaire : laissez-le ; s’il se trompe, il en sera quitte pour payer son erreur assez cher en perdant la partie dont son œuvre est l’enjeu. On se souvient du bruit que firent à l’Opéra les débuts de Mlle Falcon ; jamais illustration ne fut plus rapide : la jeune fille ignorée la veille se vit tout à coup entourée des maîtres de la scène, et ce fut à qui lui donnerait un rôle dans sa partition. On préparait alors Gustave, et M. Auber, cédant à l’enthousiasme général, reprit le rôle d’Amélie qu’il avait destiné d’abord à Mme Damoreau, et l’offrit à la jeune élève du Conservatoire, dont l’astre, si tôt éclipsé, se levait alors. L’administration de l’Opéra, Nourrit surtout, s’émut beaucoup de l’aventure, qui du reste ne tourna au profit de personne. Mlle Falcon n’obtint, comme on sait, dans Gustave qu’un fort médiocre succès. Ne dirait-on pas que les mêmes circonstances se reproduisent aujourd’hui à l’Opéra-Comique, toujours au préjudice de Mme Damoreau ? Il est vrai que, pour deux rôles que M. Auber ôte à sa cantatrice favorite (si tant est qu’il les lui ait ôtés), de combien de merveilleux chefs-d’œuvre ne l’a-t-il pas enrichie ? et, s’il faut avouer que Mme Damoreau a contribué plus que personne au succès de M. Auber, peut-on dire que M. Auber soit resté étranger au succès de Mme Danoreau ? Donc, si l’auteur de l’Ambassadrice et du Domino noir a quelque tort à se reprocher envers son Henriette et son Angèle, il mérite bien qu’on les lui pardonne, et en bonne justice le maître et la cantatrice sont quitte l’un envers l’autre.