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ne fit que lui donner plus d’ardeur. Pour échapper à la situation qui me torturait, mon cœur s’élança vers un monde idéal. Mais je ne connaissais pas le monde réel, dont j’étais séparé par des barrières de fer ; je ne connaissais pas les hommes, car les quatre cents créatures qui m’entouraient n’étaient qu’une même créature, une fidèle copie d’un seul et même modèle, dont la nature plastique se dégageait solennellement. Je ne connaissais pas le libre penchant d’un être qui s’abandonne à lui-même, car un seul penchant a mûri en moi, et celui-là je ne veux pas le nommer à présent. Chaque autre force de volonté s’assoupissait, tandis que celle-là se développait convulsivement. Chaque particularité, chaque image entraînante de la nature si riche et si variée, se perdaient dans le mouvement uniforme de l’organisation à laquelle j’étais soumis. Je ne connaissais pas le beau sexe, car on entre dans l’établissement où j’étais enfermé, avant que les femmes soient intéressantes, et l’on en sort quand elles cessent de l’être. Dans cette ignorance des hommes et de la destinée des hommes, la ligne de démarcation entre l’ange et le démon devait nécessairement échapper à mon pinceau. Il devait produire un monstre, qui par bonheur n’a jamais existé dans le monde, et que je voudrais seulement perpétuer comme l’exemple d’une création enfantée par l’alliance monstrueuse de la subordination et du génie. Je veux parler des Brigands. Cette pièce a paru. Le monde moral tout entier accuse l’auteur d’avoir offensé sa majesté. Le climat sous lequel cette œuvre a reçu le jour est sa seule justification. De toutes les innombrables récriminations soulevées par les Brigands, une seule me touche : c’est que j’aie osé peindre les hommes deux années avant d’en avoir rencontré aucun[1]. »

Cette pièce fut écrite à la dérobée comme les autres essais de Schiller, et lue par fragmens à ses amis, qui l’accueillirent avec enthousiasme. Elle était terminée quand l’auteur quitta l’école pour entrer dans le régiment Ange, en qualité de chirurgien. Il avait alors vingt-un ans.

Sa nouvelle position n’était rien moins que brillante. Ses appointemens ne s’élevaient pas à plus de 18 florins (45 francs) par mois. Il était astreint à une régularité de service très rigide ; il fallait en outre qu’il assistât aux revues, aux parades, et il faisait une assez triste figure avec son uniforme prussien, ses cheveux roulés de chaque côté et sa longue queue. Mais pour la première fois il entrait dans ce

  1. Rheinische Thalia (1784).