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homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. Charles Perrault et Fontenelle ont avancé que la vie de l’humanité n’aurait pas de déclin. Lessing a développé cette thèse que le genre humain passe par toutes les phases d’une éducation successive. M. Leroux considère ces résultats comme acquis et s’en empare, de même qu’il s’est emparé des travaux des psychologues depuis deux siècles pour établir que l’homme est de sa nature et par essence sensation, sentiment, connaissance. Nous ne pouvons nous empêcher de remarquer que M. Leroux, qui a déclaré une si rude guerre à l’éclectisme, en prend ici la méthode et les procédés. Ne s’expose-t-il pas à ce qu’on signale dans son livre de nombreuses traces non-seulement d’éclectisme, mais même de syncrétisme, comme on dit en termes d’école, puisqu’il n’a pas craint de mêler les résultats des systèmes les plus divers pour tenter d’en former un tout ?

Avant d’arriver à l’examen des points principaux du livre de l’Humanité, il est une assertion historique de M. Leroux que nous ne pouvons laisser passer sans contestation. M. Leroux prétend, et nous citons ses expressions, que les anciens n’avaient aucun sentiment, même vague, de la vie collective de l’humanité dans un but quelconque. Qu’il nous permette de lui citer cette phrase de Sénèque : « Les hommes meurent, mais l’humanité elle-même, à l’image de laquelle l’homme est formé, persiste ; au milieu des souffrances et de la ruine des individus, elle n’est pas atteinte. Homines quidem pereunt : ipsa autem humanitas, ad quam homo effingitur, permanet : et hominibus laborantibus, intereuntibus, illa nil patitur[1]. » Nous regrettons que M. Leroux n’ait pas eu cette phrase présente à la pensée ; il eût pu la prendre pour épigraphe de son livre. Bacon et Leibnitz auraient-ils pu trouver des termes plus généraux que les expressions de Sénèque ? Ce n’est pas tout : cette idée de perfectibilité qui nous rend si fiers, nous devons aussi la partager avec l’antiquité, et c’est encore Sénèque qui assure cette gloire aux anciens. « Je vénère les découvertes de la sagesse et de leurs auteurs, dit le philosophe romain : ces découvertes sont pour moi comme autant d’héritages que j’aurais recueillis. C’est pour moi qu’on a amassé, c’est pour moi qu’on a travaillé. Mais il faut jouir de tout cela en bon père de famille, laisser plus qu’on n’a reçu, et transmettre à ses descendans un héritage agrandi. Il reste encore et il restera beaucoup à faire, et l’homme qui naîtra dans mille siècles d’ici ne se verra pas refuser l’oc-

  1. L. Annæi Senecæ, epist. 65.