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d’être remarqués rend importuns : telle notion qu’on croyait parfaitement assise, il la déplace sans façon ; il donne des démentis aux siècles passés avec une intrépidité vraiment chevaleresque. Dans ses digressions capricieuses il se heurte aux sujets les plus divers, s’y meurtrit quelquefois, souvent aussi fait jaillir des étincelles lumineuses. Même intempérance dans l’exécution. Une page bien frappée est terminée par un cliquetis d’antithèses. Un trait spirituel conduit à une naïveté, et le sourire, d’approbation qu’avait obtenu l’auteur finit en un sourire ironique. En somme, après tant d’évolutions, il a fait peut-être un mauvais livre, à le considérer comme étude historique ; mais ce livre, on l’a lu jusqu’au bout et sans ennui, résultat qu’obtiennent fort rarement les très estimables auteurs de la plupart des bons livres qu’on ne lit pas du tout, parce qu’ils sont ennuyeux à périr.

M. Granier de Cassagnac a pris à tâche de démontrer que l’humanité a été divisée par le créateur en deux races dissemblables par leur essence et par leurs instincts, l’une faite pour le commandement et pour les loisirs féconds, l’autre condamnée à l’obéissance et aux travaux pénibles. L’Histoire des classes ouvrières a été le premier point de cette thèse : l’Histoire des classes nobles en est la contre-épreuve. Il n’eût pas suffi à l’auteur de montrer qu’à l’origine des sociétés, les plus dévoués, les plus intelligens ou les plus forts, prennent nécessairement la direction des affaires communes, et fondent naturellement des aristocraties, en transmettant à leurs descendans la légitime influence qu’ils ont acquise. Ces faits ressortent de toutes les histoires connues, et les répéter ne serait pas dire du nouveau. M. Granier de Cassagnac avait mieux à faire en entrant en lice : il a soutenu envers et contre tous que la noblesse est une distinction naturelle, ineffaçable, un droit de suprématie conféré par la Providence à des êtres d’élite. Dans la crainte d’un malentendu il répète jusqu’à satiété que la noblesse est indépendante des qualités auxquelles elle se trouve souvent associée. « Il importe beaucoup, dit-il, de faire cette distinction entre la noblesse et la gloire, entre la noblesse et la vertu, entre la noblesse et le talent : c’est que la gloire, la vertu et le talent, dépendent des appréciations humaines, et que la noblesse ne dépend de rien ; c’est qu’il y a ou qu’il n’y a pas gloire, vertu, talent, selon les mœurs, les religions et les principes, et que rien au monde ne peut faire qu’il y ait noblesse quand il n’y en a pas, et qu’il n’y en ait pas quand il y en a ; en un mot, c’est que la gloire, la vertu, le talent, sont des opinions, et que la noblesse est un fait. » Pour ne laisser aucun doute, l’auteur établit nettement la distinction entre la noblesse type, la noblesse incréée et existant par elle-même, et l’anoblissement, qui n’est à ses yeux, qu’une triste contrefaçon. Le noble ne doit sa qualité qu’à Dieu ; l’anobli, esclave émancipé, peut bien obtenir, à force de mérite ou d’intrigues, un titre et des prérogatives nobiliaires, mais aucun pouvoir humain ne saurait lui conférer la noblesse réelle, « qui est un avantage fait par la Providence à certaines familles. »

C’est revenir sans détour à la doctrine des castes. Au moins, dans l’Inde, cette doctrine est-elle conforme à la loi religieuse. Il est écrit dans le code de