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REVUE. — CHRONIQUE.

pement et la consolidation de l’œuvre entreprise par le vice-roi. Quand l’empire ottoman tombe par lambeaux de tous côtés, lorsque l’omnipotence de la volonté russe à Constantinople est un fait d’une évidence irrésistible et auquel toute l’Europe est bien forcée de se soumettre, c’était une belle et haute pensée que celle d’associer l’Égypte à notre politique et à nos destinées. Le traité d’Unkiar-Skelessi n’était après tout que l’expression écrite d’un état de choses créé par les développemens successifs de la puissance russe et l’abaissement de la Turquie. L’Europe aura beau obtenir de la première qu’elle renonce à l’application de ce fameux traité, elle n’empêchera pas que la Porte ne subisse l’ascendant exclusif de son redoutable protecteur. L’empire ottoman ne sera efficacement garanti que le jour où l’Autriche et l’Angleterre diront à la Russie : Nous interdisons à vos armées de passer le Danube et à vos vaisseaux de tourner leurs voiles vers le Bosphore. Ce langage, jamais l’Autriche n’osera le tenir, et c’est pour cela que l’existence de la Turquie est dans les mains de la Russie, c’est pour cela que la France devait s’attacher à conserver son influence en Égypte et en Syrie.

Les mêmes causes qui faisaient de la France la protectrice et l’alliée naturelle du vice-roi, poussaient l’Angleterre à le détruire ou à l’absorber. L’Égypte, non l’Égypte resserrée entre la mer et le désert, mais l’Égypte constituée fortement et maîtresse du vaste territoire compris entre les limites du Sennaar et du Taurus, faisait ombrage aux Anglais, parce qu’elle tenait en sa main les clés des deux voies qui conduisent aux Indes : l’Euphrate et la mer Rouge. Vainement le vice-roi s’était-il efforcé de désarmer leur haine, en leur offrant toutes les garanties qu’ils pouvaient désirer pour le libre passage de leurs marchandises et de leurs voyageurs : l’Angleterre veut davantage, elle veut que, dans aucun cas, l’Égypte ne puisse lui faire obstacle ; elle veut l’arracher des bras de la France pour l’étouffer dans les siens ; elle veut surtout équilibrer sa position en Orient avec celle de la Russie, régner au Caire sous le nom d’un pacha, quel qu’il soit, comme sa rivale règne sur le Bosphore sous le nom du sultan ; elle veut enfin se trouver en mesure, le jour où s’ouvrira la succession d’Othman, de se faire sa part en prenant l’Égypte et la Syrie. Or, le premier degré pour arriver à ce but, c’était d’arrêter dans son essor la puissance égyptienne, de la saper dans une de ses bases essentielles, de lui enlever en un mot la Syrie. Par l’œuvre de destruction qu’elle poursuit en ce moment avec tant de violence, l’Angleterre accomplit trois choses qui toutes concourent merveilleusement à ses vues ; elle enlève à la Russie une occasion permanente d’intervention armée dans les affaires intérieures de la Turquie ; elle s’assure la route de l’Euphrate ; enfin, à la faveur du protectorat qu’elle va exercer en Syrie, de la possession d’Aden qui commande l’entrée de la mer Rouge, de Malte et de Corfou, elle va cerner le pacha, l’étreindre dans le réseau de sa puissance, et le réduire à l’alternative de se livrer à elle tout entier, ou d’être anéanti.

En lisant l’ouvrage de M. de Cadalvène, on sent à chaque page qu’on est conduit à un dénouement fatal, et l’on s’explique comment il était impossible que la politique ombrageuse et envahissante de l’Angleterre, l’attachement étroit de la France au statu quo créé par les conventions de Kutahyeh, enfin les manœuvres habiles de la Russie n’amenassent pas tôt ou tard une déplorable conflagration. Ce qui donne au livre de MM. de Cadalvène et Barrault un attrait infini, c’est qu’il est comme un reflet de l’Orient, tant les hommes et