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Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 24.djvu/785

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LE VOYAGE D’UN HOMME HEUREUX.

ment, je vous prie ? — Pourquoi ? parce qu’il y a dans ce tout petit royaume du bon Dieu un tout petit coin de terre qui est à vous, que le hasard vous a donné, que vous n’avez pas vu encore, et parce que vous allez le voir ! Cependant, madame, rendez-moi cette justice, que pendant deux grandes années j’ai noblement supporté ma fortune. J’ai mieux fait que la supporter, je n’y ai pas songé plus de huit jours chaque année quand il y avait ici grand soleil, grand labeur, grand tumulte, et force livres nouveaux. Alors je m’écriais comme notre poète : — Ô mon petit coin de terre, quand te verrai-je ? O rus quando te aspiciam ! M’y voilà donc. Marchons avec précaution, de peur que mon pas trop hâté ne fasse fuir mon domaine dans le nuage. À la fin la ville capitale se présente à nos regards ; Elle est là-bas, fièrement retranchée dans ses remparts de gazon et de tilleuls. Ces beaux arbres, ce sont les forts détachés de la ville ; cette belle source, voilà les fossés qui la protègent ; ces vignes grimpantes, ce sont les murailles, les bastions et les ouvrages avancés. Ce jour-là, la ville de Lucques était en fête, c’est-à-dire qu’à la fête de chaque jour s’ajoutait une fête nouvelle. Les courses de chevaux venaient à peine de finir, le bal de la ville renvoyait à peine ses danseuses, le dernier concert remplissait l’air de ses mélodieux accords, les plus grands noms de l’Italie se ruaient dans l’heureuse ville, une princesse aimée de la Russie, la princesse Hélène, noble dame, venait à peine de quitter le duché ! Moi, à mon tour, je me hâte. Cet homme si calme pendant deux ans, il est tout impatience et tout feu. — À combien de lieues sommes-nous des bains de Lucques ? dis-je à l’hôte. — Vous y serez en deux heures, me dit-il. — Hâtons-nous donc, et du même pas me voilà parti pour mon château.

Cette fois encore la scène change. De riante qu’elle était, elle devient austère. En effet, pour aller aux bains de Lucques, il vous faut traverser cinq ou six montagnes d’une physionomie tout allemande ; une rivière assez peu paisible coupe en deux cet entassement de verdure. La rivière occupe le bas-fond du vallon ; elle gronde, elle s’élance, elle écume, elle s’irrite tout à l’aise ; nul n’y prend garde ; on dirait quelqu’une de ces puissances sans pouvoir de la chambre des députés que chacun laisse hurler et que personne n’écoute. Le sentier va çà et là en zig-zag, un peu au hasard, comme un honnête sentier qui ne mène à rien, sinon à la fête et aux plaisirs, quand tout à coup, par un beau pont précédé d’une avenue de vieux arbres, vous pénétrez dans une gorge de montagnes. Contenez-vous, mon cœur ! Voilà les bains de Lucques. Tenez, cette grande maison au bout