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LE VOYAGE D’UN HOMME HEUREUX.

paix. C’est elle qui a sauvé l’Europe. C’est elle qui a protégé, relevé, ranimé, défendu, éclairé toutes ces ruines. C’est elle qui a remis en honneur tous ces chefs-d’œuvre. Elle a tracé ces grands chemins élevés par la guerre et détruits par elle. Elle a aplani les montagnes, comblé les vallées, taillé les marbres ; elle seule peut tout faire, elle sera quelque jour la liberté ; elle est la paix aujourd’hui. Élevez des arcs de triomphe à la paix ! — Nous sommes à Turin en deux jours ; Nice n’est pas loin, mais elle n’est plus sur notre route ; hélas ! elle est tout proche, qui nous jette à l’ame son souffle embaumé. Ce jour-là, toute la ville de Turin était en rumeur ; pas une chambre n’était vacante dans les auberges ; ainsi le voulait le congrès scientifique. Messieurs les savans patentés du roi de Sardaigne s’étaient réunis, non pas pour voir l’Italie, non pas pour s’abandonner à cette facile et transparente oisiveté de la poésie et des beaux arts, mais le dirai-je ? pour parler, chacun de son côté, de la science ; celui-ci de la géologie, celui-là de l’étoile qu’il a retrouvée, cet autre d’une plante rapportée d’Amérique, cet autre enfin de quelques vieux livres tout poudreux arrachés à la pourriture. Les insensés et les ingrats ! comme s’il y avait dans le monde une autre terre que la terre de l’Italie, d’autres étoiles et d’autres soleils que les étoiles et le soleil de l’Italie ! comme s’il y avait quelque part des fleurs plus belles et une autre poésie divine dans les livres ! Des savans en Italie ! des géologues, des astronomes, des pédans ! quelle misère ! Des gens qui se réunissent pour discuter quand ils pourraient tout voir et tout entendre et tout admirer sans rien dire ! les malheureux !

Cette fois en quittant Turin, dites adieu à l’Italie. Vous allez passer bientôt de cette affable et enivrante nature dans une nature austère et quelquefois terrible. Encore quelques pas, et vous touchez aux neiges et aux glaces du Mont-Cenis ; encore quelques pas, et tout va disparaître, même les dernières et pâles violettes dans le gazon attristé. Jamais transition ne fut plus brusque. Vous arrivez à Suze le soir, l’arrivée est triste. Vous frappez à la porte de l’auberge, la porte s’ouvre à regret, l’auberge est maussade, son vin est amer, son hospitalité est silencieuse, son lit est froid. La nuit, votre sommeil est inquiet, vous entendez toutes sortes de bruits étranges. Je le crois bien ; ce ne sont déjà plus les bruits de l’Italie. Le jour venu, vous voyez tomber sur vous un pâle rayon de soleil, tout blême et tout grelottant, enveloppé dans son manteau de neige Pour la première fois, vous aussi, vous vous mettez à grelotter. Malgré vous, votre regard attristé se reporte en arrière, et vous voilà poussant un grand soupir