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que j’aurais peut-être pu m’illustrer de la même manière que les deux Anglais de la vallée de Chamounix, et réclamer l’honneur d’avoir découvert l’île de Majorque. Mais le monde est devenu si exigeant, qu’il ne m’eût pas suffi aujourd’hui de faire inciser mon nom sur quelque roche baléare. On eût exigé de moi une description assez exacte, ou tout au moins une relation assez poétique de mon voyage, pour donner envie aux touristes de l’entreprendre sur ma parole ; et, comme je ne me sentis point dans une disposition d’esprit extatique en ce pays-là, je renonçai à la gloire de ma découverte, et ne la constatai ni sur le granit ni sur le papier.

Si j’avais écrit sous l’influence des chagrins et des contrariétés que j’éprouvais alors, il ne m’eût pas été possible de me vanter de cette découverte ; car chacun, après m’avoir lu, m’eût répondu qu’il n’y avait pas de quoi. Et cependant il y avait de quoi, j’ose le dire aujourd’hui, car Majorque est pour les peintres un des plus beaux pays de la terre, et un des plus ignorés. Mais là où il n’y a que la beauté pittoresque à décrire, notre plume littéraire est si pauvre et si insuffisante, que je ne songeai même pas à m’en charger. Il faut le crayon et le burin du dessinateur pour révéler les grandeurs et les graces de la nature aux amateurs de voyages. Donc, si je secoue aujourd’hui la léthargie de mes souvenirs, c’est parce que j’ai trouvé un de ces derniers matins sur ma table un joli volume intitulé : Souvenirs d’un voyage d’art à l’île de Majorque, par J.-B. Laurens[1]. Ce fut pour moi une véritable joie que de retrouver Majorque avec ses palmiers, ses aloès, ses monumens arabes et ses costumes grecs. Je reconnaissais tous les sites avec leur couleur poétique, et je retrouvais toutes mes impressions effacées déjà, du moins à ce que je croyais. Il n’y avait pas une masure, pas une broussaille, qui ne réveillât en moi un monde de souvenirs, comme on dit aujourd’hui ; et alors je me suis senti, sinon la force de raconter mon voyage, du moins celle de rendre compte de celui de M. Laurens, artiste intelligent, laborieux, plein de rapidité et de conscience dans l’exécution, et auquel il faut certainement restituer tout l’honneur d’avoir découvert l’île de Majorque.

Ce voyage de M. Laurens au fond de la Méditerranée, sur des rives où la mer est parfois aussi peu hospitalière que les habitans, est beau-

  1. Chez Arthus Bertrand, libraire-éditeur, rue Hautefeuille, 23, et chez Gihaut frères, boulevard des Italiens ; 1 vol. grand in-8o, avec 55 planches lithographiées. Prix : 24 fr.