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UN HIVER AU MIDI DE L’EUROPE.

fainéans des deux sexes, qui occupent une portion des bâtimens réservés à cet usage, et qui, dès qu’ils ont passé une année au service du maître, ont droit pour toute leur vie au logement, à l’habillement et à la nourriture. Ceux qui veulent se dispenser du service le peuvent en renonçant à quelques bénéfices ; mais l’usage les autorise encore à venir chaque matin manger le chocolat avec leurs anciens confrères, et à prendre part, comme Sancho chez Gamache, à toutes les bombances de la maison. Au premier abord, ces mœurs semblent patriarcales, et on est tenté d’admirer le sentiment républicain qui préside à ces rapports de maître à valet ; mais on s’aperçoit bientôt que c’est un républicanisme à la manière de l’ancienne Rome, et que ces valets sont des cliens enchaînés par la paresse ou la misère à la vanité de leurs patrons. C’est un luxe à Majorque d’avoir quinze domestiques pour un état de maison qui en comporterait deux tout au plus. Et quand on voit de vastes terrains en friche, l’industrie perdue, et toute idée de progrès proscrite par l’ineptie et la nonchalance, on ne sait lequel mépriser le plus, du maître qui encourage et perpétue ainsi l’abaissement moral de ses semblables, ou de l’esclave qui préfère une oisiveté dégradante au travail qui lui ferait recouvrer une indépendance conforme à la dignité humaine.

Il est arrivé cependant qu’à force de voir augmenter le budget de leurs dépenses et diminuer celui de leurs revenus, de riches propriétaires majorquins se sont décidés à remédier à l’incurie de leurs tenanciers et à la disette des travailleurs. Ils ont vendu une partie de leurs terres en viager à des paysans, et M. Grasset de Saint-Sauveur s’est assuré que, dans toutes les grandes propriétés où l’on avait essayé de ce moyen, la terre, frappée en apparence de stérilité, avait produit en telle abondance entre les mains d’hommes intéressés à son amélioration, qu’en peu d’années les parties contractantes s’étaient trouvées soulagées de part et d’autre. Les prédictions de M. Grasset à cet égard se sont réalisées tout à fait, et aujourd’hui la région d’Establiments, entre autres, est devenue un vaste jardin ; la population y a augmenté, de nombreuses habitations se sont élevées sur les tertres, et les paysans y ont acquis une certaine aisance qui ne les a pas beaucoup éclairés encore, mais qui leur a donné plus d’aptitude au travail. Il faudra bien du temps encore pour que le Majorquin soit actif et laborieux, et s’il faut que, comme nous, il traverse la douloureuse phase de l’âpreté au gain individuel, pour arriver à comprendre que ce n’est pas encore là le but de l’humanité, nous pouvons bien lui laisser sa guitare et son rosaire pour tuer le temps. Mais