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Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 25.djvu/423

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THÉATRE ESPAGNOL.

atteinte est aussi coupable et ne peut pas plus être pardonnée que le fait accompli, le sang doit couler de toute nécessité, il doit couler à l’instant même, et le moindre retard aggraverait l’outrage. Ainsi s’explique Garcia del Castañar, ainsi s’expliquent d’autres drames espagnols dont l’action, jugée d’après nos idées, serait bien plus révoltante encore et nous paraîtrait inconciliable avec la loyauté, la probité même.

Dans le Médecin de son honneur, de Calderon, un mari, ne pouvant se venger sur l’amant de sa femme, qu’un rang presque royal met à l’abri de ses coups, ne voulant pas non plus, par un raffinement d’orgueil, donner à sa vengeance une publicité qui révélerait à tout le monde l’affront qu’il a reçu ou plutôt qu’il craint d’avoir reçu, livre à la mort la plus étrange cette femme qu’il adore, mais dont il croit que l’existence, prolongée un moment de plus, serait pour lui une flétrissure mortelle : il force un chirurgien à la saigner, à laisser couler tout son sang, et lorsqu’elle a expiré, il va dire au roi, avec l’accent du désespoir, que la maladresse de cet homme vient de lui enlever le bonheur de sa vie, et le roi, qui sait la vérité, qui en est profondément affligé, le sévère, l’équitable, le justicier don Pèdre, n’ose pourtant désapprouver un pareil acte commis de sang-froid après une longue délibération.

Il y a quelque chose de plus fort encore dans une autre pièce du même poète, dont le titre est singulièrement expressif : À secret affront secrète vengeance. Là l’époux offensé, n’ayant aucun motif d’épargner son heureux rival, mais retenu aussi par la crainte de publier son déshonneur, feint de l’ignorer, assassine traîtreusement ce malheureux dans un bateau où il l’a engagé à s’embarquer avec lui pour traverser le Tage, submerge ensuite le bateau pour faire croire qu’il a péri dans les flots, et après s’être donné l’atroce plaisir de porter la mort dans le cœur de sa coupable femme en lui apprenant cet accident comme une chose qui doit lui être indifférente, la poignarde elle-même au milieu de la nuit, puis met le feu à sa maison, et lorsqu’elle est entièrement consumée, raconte à tout le monde que, malgré ses efforts, il n’a pu arracher aux flammes sa compagne chérie. Le roi Sébastien, qui n’ignore rien de ce qui s’est passé, ne se borne pas, comme don Pèdre, à laisser impunie cette abominable justice ; il se montre pénétré d’une admiration qui devait trouver quelque sympathie parmi les contemporains de Calderon, puisqu’il osait l’exprimer ainsi devant eux dans un drame singulièrement remarquable par la couleur de fatalisme mystérieux et de sombre terreur qu’il a su y jeter.

Une considération nous frappe en présence de ces étranges conceptions, qui, nous le répétons, étaient, au moins dans une certaine mesure, le reflet des opinions du temps. Les Espagnols de cette époque entendaient bien autrement qu’on ne le fait aujourd’hui la vengeance de l’honneur outragé. Aujourd’hui, en exigeant dans des cas bien rares une satisfaction sanglante, on se propose moins d’assouvir son ressentiment, de punir son ennemi, que de faire soi-même preuve de courage, de prouver qu’on ne méritait pas l’injure dont on a