Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 25.djvu/452

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
448
REVUE DES DEUX MONDES.

cite une lettre charmante de Marie en faveur de deux pauvres domestiques, et prouve qu’elle s’est conduite avec une clémence extrême envers Élisabeth, coupable d’avoir trempé dans la conjuration de Wyatt. Cette complicité d’Élisabeth n’est plus l’objet d’un doute ; elle avait voulu détrôner sa sœur. Le châtiment, selon la loi, c’était la mort. Élisabeth reçut son pardon, fut traitée avec les égards les plus grands, vécut paisible et monta ensuite sur le trône. Elle ne fut pas aussi indulgente envers Marie Stuart.

À Élisabeth, reine protestante, appartenaient la coquetterie, pour ne pas dire mieux, la fourberie et la cruauté. On l’a bénie et environnée d’une constellation de vertus ; Marie a été maudite. Élisabeth marchait avec sa nation, et Marie contre sa nation. Suivre le courant des destinées et se laisser emporter au fleuve des opinions, c’est s’assurer le bénéfice de l’indulgence et préparer pour sa mémoire une guirlande de bonne renommée. Remonter le courant d’un siècle, témérité ou folie, courage néanmoins, a coûté cher à ces ames qui l’ont tenté. L’empereur Julien y gagna le sobriquet d’apostat et l’exécration de quatorze siècles. Marie Tudor fut surnommée la Sanguinaire (bloody Mary), bien qu’elle ne fût pas plus cruelle que Henri VIII ou Élisabeth. Il n’appartient qu’au philosophe de contredire les masses, de montrer aux nations leur route, quand elles sont ivres, de réveiller la conscience du genre humain, quand elle s’endort ; cela n’est point permis aux rois. Voilà pourquoi le philosophe s’élève si haut. La grandeur des prêtres de la vérité l’emporte sur toute grandeur ; Tacite domine Tibère ; Thucydide, Pisistrate ; Saint-Simon, Louis XIV. L’homme politique qui se croit maître et pilote, suit le courant, sous peine de s’abîmer. Il n’a point de libre arbitre, et il est enchaîné à son succès.

Marie Tudor, comme l’empereur Julien, n’a point réussi dans sa tentative, d’ailleurs mal calculée, pour arrêter l’essor des esprits et refouler le mouvement de son siècle. On ne réussit jamais à cela. Elle est morte sur le trône ; c’est tout ce qu’elle y a gagné. Aussitôt disparue, on s’est vengé cruellement. On a défiguré sa mémoire, effacé ses vertus, exagéré ses fautes et souillé son cadavre ; vengeance qui a duré trois cents ans. Le temps qui peut tout, ce galant’ uomo des Italiens, excellent et patient critique, a fini par dégager le souvenir de Marie de ses antiques flétrissures. Il a fallu pour cela que tout fût calme, que le protestantisme, essence vitale de la constitution anglaise, perdît après un développement splendide, sa vigueur avec sa passion.