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MADEMOISELLE DE LESPINASSE.

ministres, viennent la chercher dans son modeste réduit et admirer comment on peut être heureux, agréable aux autres, plein de noblesse et d’élévation dans la pauvreté. Les occasions s’offrent souvent de changer de condition et d’acquérir de la fortune : elle les méprise, et demeure avec d’Alembert jusqu’à sa mort. N’est-ce pas là un caractère de philosophe et la vie d’une personne sur qui les passions n’ont pas un grand empire ? On lui sait bien une inclination pour M. de Mora ; mais sans doute ce sentiment n’est qu’une amitié tendre et délicate fondée sur des rapports de l’esprit et de la conversation, puisque Mlle de Lespinasse n’abandonne point le grand géomètre, et que celui-ci aime et recherche M. de Mora. Telle est Mlle de Lespinasse aux yeux de ceux qui l’entourent, qui la visitent assiduement, qui écrivent son portrait et laissent sur elle des documens auxquels on doit apparemment s’en rapporter. Cependant, trente-trois ans après sa mort, on publie quelques lettres d’elle, et voilà une femme toute différente de ce qu’on a vu. Ce n’est plus un caractère de philosophe, ce n’est plus l’amie et la conseillère des poètes ; c’est l’ame la plus ardente et la plus passionnée, qui aime pour vivre, comme elle le dit elle-même, et qui n’a vécu que pour aimer. Elle meurt dans le sein de l’Encyclopédie, écoutant encore à son chevet les Mois du poète Roucher, les vers de l’abbé Delille, et il se trouve que c’est une passion qui la tue ! Elle s’éteint après trois ans de souffrances morales qui brisent sa faible constitution, et dont personne n’a le soupçon, excepté d’Alembert et l’homme pour qui elle meurt ! Et ces lettres où Mlle de Lespinasse paraît telle qu’elle est, où l’amour s’élève, par son excès même, jusqu’au terrible et au sublime, ne nous donnent que l’histoire de ses trois dernières années ! Et pendant les dix années précédentes elle avait aimé avec la même ardeur et écrit d’autres lettres évidemment aussi brûlantes et qui n’existent plus ! Elle avait alors quarante ans ! Que doit-on présumer de sa jeunesse ? C’est peut-être un monde de passions qui est perdu. Le romancier qui voudrait y suppléer entreprendrait une tâche folle et impossible. La réalité seule peut offrir ces grandes péripéties de sentimens qui ressortent de positions simples et d’évènemens sans importance. Il y aurait des disparates trop grossières entre l’invention et le vrai. Nous nous bornerons donc au récit simple et exact de faits recueillis dans les divers mémoires du temps.

Julie Eléonore de Lespinasse naquit à Lyon en novembre 1732. Son entrée en ce monde fut accompagnée de circonstances mystérieuses, d’un triste augure pour son avenir. Sa mère, la comtesse d’Al-