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La Maria-Antonia était une sorte de femme de confiance qui était venue d’Espagne pour échapper, je crois, à la misère, et qui avait loué une cellule pour exploiter les hôtes passagers de la Chartreuse. Sa cellule était située à côté de la nôtre et nous servait de cuisine, tandis que la dame était censée nous servir de ménagère. C’était une ex-jolie femme, fine, proprette en apparence, doucereuse, se disant bien née, ayant de charmantes manières, un son de voix harmonieux, des airs patelins, et exerçant une sorte d’hospitalité fort singulière. Elle avait coutume d’offrir ses services aux arrivans, et de refuser d’un air outragé, et presqu’en se voilant la face, toute espèce de rétribution pour ses soins. Elle agissait ainsi, disait-elle, pour l’amour de Dieu, por l’assistencia, et dans le seul but d’obtenir l’amitié de ses voisins. Elle possédait, en fait de mobilier, un lit de sangles, une chaufferette ou brasero, deux chaises de paille, un crucifix, et quelques plats de terre. Elle mettait tout cela à votre disposition avec beaucoup de générosité, et vous pouviez installer chez elle votre servante et votre marmite. Mais aussitôt elle entrait en possession de tout votre ménage, et prélevait pour elle le plus pur de vos nippes et de votre dîner. Je n’ai jamais vu de bouche dévote plus friande, ni de doigts plus agiles pour puiser sans se brûler au fond des casseroles bouillantes, ni de gosier plus élastique pour avaler le sucre et le café de ses hôtes chéris à la dérobée, tout en fredonnant un cantique ou un boléro. C’eût été une chose curieuse et divertissante, si on eût pu être tout-à-fait désintéressé dans la question, que de voir cette bonne Antonia, et la Catalina, grande sorcière valldemosane qui nous servait de valet de chambre, et la niña, petit monstre ébouriffé qui nous servait de groom, aux prises toutes trois avec notre dîner. C’était l’heure de l’angelus, et ces trois chattes ne manquaient pas de le réciter, les deux vieilles en duo, faisant main basse sur tous les plats, et la petite répondant amen, tout en escamotant avec une dextérité sans égale quelque côtelette ou quelque fruit confit. C’était un tableau à faire et qui valait bien la peine qu’on feignît de ne rien voir ; mais, lorsque les pluies interceptèrent fréquemment les communications avec Palma, et que les alimens devinrent rares, l’assistencia de la Maria-Antonia et de sa clique devint moins plaisante, et nous fûmes forcés de nous succéder, mes enfans et moi, dans le rôle de planton pour surveiller les vivres. Je me souviens d’avoir couvé, presque sous mon chevet, certains paniers de biscottes bien nécessaires au déjeuner du lendemain, et d’avoir plané comme un vautour sur certains plats de poisson, pour