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Nous étions partis de Valldemosa, l’enfant et moi, au milieu des pluies de l’hiver, pour aller disputer le pianino de Pleyel aux féroces douaniers de Palma. La matinée avait été assez belle et les chemins praticables ; mais, pendant que nous courions par la ville, l’averse recommença de plus belle. Ici, nous nous plaignons de la pluie, et nous ne savons ce que c’est : nos plus longues pluies ne durent pas deux heures ; un nuage succède à un autre, et, entre les deux, il y a toujours un peu de répit. À Majorque, un nuage permanent enveloppe l’île, et s’y installe jusqu’à ce qu’il soit épuisé ; cela dure quarante, cinquante heures, voire quatre et cinq jours, sans interruption aucune et même sans diminution d’intensité. Nous remontâmes, vers le coucher du soleil, dans le birlocho, espérant arriver à la Chartreuse en trois heures. Nous en mîmes sept, et faillîmes coucher avec les grenouilles, au sein de quelque lac improvisé. Le birlocho était d’une humeur massacrante ; il avait fait mille difficultés pour se mettre en route : son cheval était déferré, son mulet boiteux, son essieu cassé, que sais-je ? Nous commencions à connaître assez le Majorquin pour ne pas nous laisser convaincre, et nous le forçâmes de monter sur son brancard, où il fit la plus triste mine du monde pendant les premières heures. Il ne chantait pas, il refusait nos cigares ; il ne jurait même pas après son mulet, ce qui était bien mauvais signe ; il avait la mort dans l’ame. Espérant nous effrayer, il avait commencé par prendre le plus mauvais des sept chemins à lui connus. Ce chemin s’enfonçant de plus en plus, nous eûmes bientôt rencontré le torrent, et nous y entrâmes, mais nous n’en sortîmes pas. Le bon torrent, mal à l’aise dans son lit, avait fait une pointe sur le chemin, et il n’y avait plus de chemin, mais bien une rivière dont les eaux bouillonnantes nous arrivaient de face, à grand bruit et au pas de course. Quand le malicieux birlocho, qui avait compté sur notre pusillanimité, vit que notre parti était pris, il perdit son sang-froid et commença à pester et à jurer à faire crouler la voûte des cieux. Les rigoles de pierres taillées qui portent les eaux de source à la ville s’étaient si bien enflées, qu’elles avaient crevé comme la grenouille de la fable. Puis, ne sachant où se promener, elles s’étaient répandues en flaques, puis en mares, puis en lacs, puis en bras de mer sur toute la campagne. Bientôt le birlocho ne sut plus à quel saint se vouer ni à quel diable se damner. Il prit un bain de jambes qu’il avait assez bien mérité, et dont il nous trouva peu disposés à le plaindre. La brouette fermait très bien, et nous étions encore à sec ; mais d’instant en instant, au dire de mon fils, la marée montait ; nous