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PHILOSOPHIE D’HOMÈRE.

a tant de réalité dans ce caractère d’Ulysse, qu’on l’a considéré comme un type du peuple grec ; c’est cette activité, cette adresse, ce courage : il en résume les qualités et les défauts sans nuire à la vie ni au mouvement de la poésie.

Le caractère sombre, soucieux et irrésolu du roi des rois, la sagesse conteuse, trop conteuse du vieux Nestor, la réserve, la modestie et la vaillance (qu’on pourrait appeler chevaleresque) de Diomède, la rude et matérielle impétuosité d’Ajax, forment un groupe diversifié avec une délicatesse incontestable ; et si ces nuances soutenues jusqu’a la fin ne démontrent pas un art réfléchi, si une variété si intelligente dans une si forte unité ne prouve pas la présence d’un génie unique qui a conçu, prévu et coordonné l’ensemble et les détails de ces grands poèmes, que sera-ce donc que l’art, que la réflexion, que le génie ? C’est là surtout, à notre avis, c’est dans ces nuances, dans ces délicatesses, dans ces harmonies constantes des choses accessoires aussi bien que des choses principales, qu’est la réfutation de ces érudits d’Allemagne, qui pensent que l’Iliade et l’Odyssée ne sont que des lambeaux cousus ensemble, des inspirations de génies divers, recueillies, refaites, douées d’une vie commune, d’une chaleur égale, d’une élévation constante, par qui ? par les éditeurs, les critiques, les grammairiens, à divers temps et à diverses reprises. À ces doutes des philologues opposons le sentiment de l’art, et l’examen direct de l’œuvre. Sans doute Homère a profité des poésies des aèdes qui l’avaient précédé ; mais de même que le Laocoon n’a pu être fait par des artistes inconnus les uns aux autres, dont l’un aurait fourni au hasard une jambe, l’autre un torse, et quelque autre un bras ou une tête ; de même les groupes d’Homère sont sortis tout vivans d’une seule pensée, car tous les mouvemens de ses figures sont harmoniques, toutes leurs attitudes et leurs physionomies sortent d’une même situation ; la même étreinte les serre dans l’unité du drame, le même génie les domine, comme ce serpent du Laocoon de Virgile, qui serre ses victimes et les domine de sa haute tête : superat capite et cervicibus altis.

Concluons en deux mots. La poésie ionique d’Homère, et la philosophie ionique qu’on rattache à Thalès, procèdent de la même disposition d’esprit, de la même tendance critique, du même goût pour l’observation. Peu importe la poésie ou la prose, l’exposition simple et vive de l’art, ou la déduction lente du raisonnement ; au fond, la méthode fut la même, et une même influence en sortit pour agir sur l’intelligence humaine.