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de vers sur un jeune berger qui joue de la flûte à sept trous, une blanche jeune fille entrevue à la fenêtre, une nayade endormie dans son lit de cresson et de graviers, a plus de valeur et de chances de durée que bien des poèmes compacts. Le vers est une matière étincelante et dure comme le marbre de Carrare, qui n’admet que des lignes pures et correctes, et long-temps méditées. L’on a dit que la peinture était sœur de la poésie, cela serait bien plus vrai de la sculpture ; en effet, le poète et le statuaire cachent dans une forme réduite d’énormes travaux d’idéalisation ; ni l’un ni l’autre ne peuvent se passer de dessin, la couleur peut pallier les défauts du prosateur ou du peintre, mais en poésie et en sculpture il faut le style et la perfection de chaque chose. Toute statue qui, brisée en morceaux, n’est pas toujours admirable, ne vaut rien ; tout poème dont une dizaine de vers pris au hasard ne font pas dire de l’auteur qu’il est un grand poète, peut être considéré comme non avenu. Quand l’on écrit des vers, il faut songer que ce seront peut-être précisément ceux-là seuls qui resteront de nous dans mille ans, car on ne retrouve de toute civilisation disparue que des fragmens de statues et des lambeaux de poèmes, — du marbre et des vers !

Ces réserves une fois faites, nous louerons M. A. Soumet d’avoir eu le courage, en ce temps de travail menu et dispersé, de se renfermer dans son œuvre, et d’avoir accompli sans faiblir une tâche de cette longueur. Il est beau de pouvoir s’isoler des préoccupations du jour et de renoncer à cette petite gloire du moment, si facile maintenant que le poète a vingt journaux pour mettre sa carte chez le public. Dans l’abandon où gît aujourd’hui la littérature sérieuse, c’est vraiment un acte plein d’héroïsme que de publier un poème épique, et l’on doit pardonner beaucoup à l’auteur en faveur de l’intention. Toute tendance élevée, tout élan vers le beau, même lorsqu’il n’est pas couronné de succès, doit être encouragé et mérite les égards de la critique ; nous aimerons toujours mieux un poème épique manqué qu’un vaudeville réussi. Les visiteurs sont si peu nombreux sur les hauts sommets de l’art, qu’ils doivent être salués respectueusement et comptés parmi les natures d’élite. La Divine Épopée de M. Alexandre Soumet restera, sinon comme une œuvre accomplie, du moins comme une noble tentative vers le but le plus escarpé que puisse tenter la pensée humaine, comme un louable effort pour arriver au sommet olympien, qui n’a gardé sur son front, depuis tant de siècles, que l’empreinte ineffaçable de la sandale d’Homère.


Théophile Gautier.