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nombreuse, et mon père ne pouvait me donner chaque mois qu’une somme très modique. Je m’installai dans un des quartiers les plus modestes de la ville, je me mis en pension avec quelques étudians pauvres comme moi, et je cherchai dans le travail, dans l’accomplissement rigoureux de mes devoirs, la satisfaction que les étudians riches ou insoucians s’en allaient chercher dans le monde et les fêtes. Malgré toutes mes précautions, malgré mes sévères calculs d’économie, j’avais bien de la peine, avec mon humble revenu, à joindre, comme on dit, les deux bouts. Plus d’une fois je m’assis pensif dans ma chambre, n’ayant pour tout dîner qu’un morceau de pain et pour me réchauffer au cœur de l’hiver qu’un dernier quartier de tourbe auprès duquel je grelottais tandis que mes compagnons d’étude passaient dans la rue, riant, chantant, courant au théâtre et au cabaret. Mais alors je songeais à mon pauvre père qui s’imposait lui-même de rudes privations pour pouvoir me donner mon modique traitement ; et plutôt que d’ajouter à ses sacrifices, j’étais bien décidé à souffrir la faim et le froid. L’hiver se passa ainsi, et je voyais arriver le printemps avec la joie des malheureux qui, par un beau jour de soleil, sortant de leur retraite obscure et s’en allant errer à travers les prés en fleurs, se croient riches de toute la richesse que la nature étale autour d’eux. Un évènement inattendu, un hasard, vint tout à coup mettre fin aux inquiétudes matérielles qui m’attristaient souvent. Pour m’en aller de ma demeure aux cours de l’Université, je passais régulièrement deux fois par jour dans une petite rue assez sombre, habitée par des ouvriers ou des marchands de troisième ordre. J’avais vu plus d’une fois une femme déjà âgée qui occupait un magasin de porcelaines chinoises, ou pour mieux dire de bric-à-brac, et qui, chaque fois que je passais, se trouvait debout sur sa porte et fixait sur moi un regard attentif. Pendant assez long-temps, je remarquai les apparitions régulières de cette femme sur le seuil de son magasin sans y attacher aucune importance, sans qu’il s’en suivit dans mon esprit aucune réflexion. Cependant mes amis avaient fait la même remarque, et ils me la communiquèrent. Peu à peu elle me préoccupa, et détournant de temps à autre la tête à distance, j’observai que cette femme, immobile et attentive, me suivait constamment de l’œil, et ne rentrait dans son magasin que lorsqu’elle ne pouvait plus me voir. Inutile de dire que lorsque la sympathie de la marchande de bric-à-brac fut ainsi constatée et les témoignages à l’appui reconnus et répétés par tous mes camarades, il en résulta à la table où nous nous réunissions chaque soir pour