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Chaque jour aussi la pauvre femme redoublait envers moi de soins et de tendresse. Il n’était sorte de moyen ingénieux qu’elle n’imaginât pour deviner un de mes désirs ou pour satisfaire une de mes fantaisies. On eût dit que, comme je tenais la place de son fils, elle avait peur de me voir partir ainsi que lui, et toutes ses prévenances, tous ses dons, toutes ses paroles affectueuses, étaient autant de pieux artifices pour me retenir plus fortement près d’elle.

Quelques années se passèrent ainsi. Ceux qui d’abord ne l’avaient regardée que comme une femme bizarre furent vivement émus en apprenant ce qu’elle avait souffert, et mes amis, qui s’étaient moqués de ses prévenances envers moi, vinrent l’un après l’autre lui demander pardon de la scène qui l’avait effrayée. Mon cours de droit était fini, mais je restai à Utrecht, poursuivant en dehors des leçons universitaires quelques études spéciales. Mon père et ma mère vinrent me voir. Je les conduisis chez elle. — Laissez-moi notre Charles, leur dit-elle, j’aurai soin de lui ; c’est mon fils adoptif. Je ne veux pas l’obliger à changer de nom, je ne veux pas le dérober à votre affection. Encore quelque temps, et il vous reviendra tout entier, et si je ne fais pas, selon la coutume, un contrat par-devant notaire pour lui donner son titre d’adoption, c’est que le meilleur de tous les contrats est là, ajouta-t-elle en mettant la main sur le cœur.

Elle mourut en me donnant sa bénédiction, et je la pleurai comme une mère. Son testament m’instituait son héritier absolu. Je n’ai point d’autre parent, écrivait-elle à la fin de ses dispositions, qu’une vieille cousine fort riche. Si Charles veut lui offrir une portion de ma fortune, je le lui permets, mais je le prie en grace, et c’est le dernier vœu d’une mourante, de conserver la plus grande part. Elle instituait de plus une rente annuelle de 100 florins, et à perpétuité, pour la femme de quelque pauvre marin qui aurait perdu un fils dans un naufrage. J’acquittai ce legs pieusement, j’allai trouver la cousine qui ne voulut rien recevoir de l’héritage dont je lui offrais une part, et je restai maître d’une fortune inespérée. L’année suivante, je me mariai ; je devins juge à Utrecht ; mon fils aîné s’appelle Charles, ma fille porte le nom de ma bienfaitrice, et ma femme, mes enfans et moi, nous prions chaque jour pour elle. »

Le Hollandais, ayant achevé son récit, détourna la tête, et je le vis passer la main sur ses yeux comme pour essuyer une larme. Son compagnon, qui était un gros et gras personnage dont les membres un peu lourds avaient été évidemment fortifiés par une ample consommation de rosbeef, et les joues roses colorées par l’usage du genièvre,