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LE CAPITAINE GUEUX.

particulièrement l’habit noir et la cravate noire de satin tordue en corde autour du cou. Il n’était guère plus grand ni plus âgé que le capitaine Grenouille. Au milieu d’une affaire, sa bravoure froide cessait de ressembler au courage, tant elle paraissait exclure toute participation de sa volonté. Buvant sans cesse du gin quand il commandait le feu, de plus en plus pâle à mesure que la boisson ardente descendait et fermentait dans sa poitrine, il n’était plus, vers la fin du combat, qu’une colère figée, qu’une extase terrible, aux mains crispées, aux grands yeux noirs ouverts. Mais ce fantôme débraillé avait tout fait. Son regard, sa main, son silence, son sang-froid, son ivresse observatrice, avaient conçu, aUumé, remporté la victoire. Après le combat il s’affaissait aussitôt, et ce n’était plus alors qu’un chiffon trempé dans l’eau-de-vie. On le jetait dans un hamac, où il restait trois jours à se dégriser.

La première fois que le capitaine Gueux et le capitaine Grenouille se rencontrèrent dans les mêmes eaux, ce fut à la hauteur du cap de la Hogue, et par une circonstance fort singulière. Toutes voiles dehors, le corsaire anglais donnait depuis le matin la chasse à un brick français, qui s’efforçait de gagner avec une vitesse désespérée le port de Cherbourg. Déjà des coups de canon tirés en ligne annonçaient la crise à laquelle le malheureux brick essayait de se soustraire. Tout à coup le cercle liquide où les deux navires s’agitaient s’ouvrit à un autre point opposé de l’horizon, à un peu moins de trois lieues de distance, pour laisser passer deux autres bâtimens dont les manœuvres inquiétèrent beaucoup le capitaine Gueux. De ce double point noir rapproché sans cesse partait aussi le bruit sourd du canon. À ne pas en douter, une des deux voiles courait sur l’autre dans des intentions hostiles, et dans ces parages deux voiles en hostilité signifiaient hautement la collision d’un navire anglais et d’un navire français. Le capitaine Gueux ne continua pas moins sa chasse contre le brick français dans la direction du groupe aperçu, lequel grossissait et se canonnait toujours. Au bout d’une heure, quatre navires furent en présence : le corsaire français la Grenouille, en train de déchiqueter un trois mâts anglais chargé jusqu’aux sabords, et le corsaire la Faim, traquant son brick à demi rendu. Qu’allait-il résulter maintenant de la rencontre des deux corsaires, surpris l’un et l’autre au moment de capturer, celui-ci un navire français, celui-là un trois mats anglais ? Dans quelle occasion, bien faite pour irriter leur antipathie, se voyaient face à face ces deux rois de la mer, ces deux représentans de la