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REVUE DES DEUX MONDES.

— Touchez là, capitaine Grenouille.

La main du capitaine Grenouille tomba dans celle du capitaine Gueux.

— Mais quant aux autres navires en dehors du traité ?…

— Tâchez de les pincer, capitaine Grenouille, c’est votre affaire.

— Je n’y manquerai pas.

— Sur tout ceci, capitaine Grenouille, le plus grand secret.

— Si je ne le gardais pas, je serais fusillé.

— Et moi pendu, ajouta le capitaine Gueux. Cela suffit à deux hommes d’honneur.

Les deux embarcations s’éloignèrent, et les deux corsaires firent voile dans des directions opposées. Telle fut la première entrevue des deux chefs qui les commandaient.

De part et d’autre, les conventions furent fidèlement observées pendant six mois : le capitaine Gueux relâcha quatre navires français dont il aurait pu s’emparer, et de son côté, le capitaine Grenouille ne fit aucun mal à dix navires anglais qu’en d’autres circonstances il eût traités avec infiniment moins d’égards. Il était en avance de six vaisseaux sur le capitaine Gueux, mais c’était là un effet du hasard.

Sans violer la lettre du traité tout commercial passé avec le capitaine Gueux, le capitaine Grenouille avait le droit de continuer, et il n’avait garde d’y manquer, ses courses heureuses contre les navires anglais non compris dans le cercle de la convention. Lui et son équipage regorgeaient d’or ; mais, tandis que l’équipage jetait à poignée les pièces de vingt francs sur la table et souvent sous la table des cabarets, le capitaine ajoutait des biens-fonds à sa terre. Il faisait bâtir, boiser des terrains, exploiter des carrières. Un vieux château d’émigré, situé dans les environs, lui plaisait beaucoup, mais la commune en tenait le prix bien haut. C’étaient 100,000 francs à trouver. Je les trouverai dans la poche des Anglais, se dit-il ; encore trois ou quatre bonnes courses dans le détroit, et le château m’appartiendra.

Les calculs du corsaire, on va le voir, ne se vérifièrent pas entièrement. Il partit de nouveau. Il avait déjà battu en tous sens quarante ou cinquante lieues de côte sans rien rencontrer qui valût la peine d’être pris, d’indignes vaisseaux chargés de foin ou de planches, lorsqu’il aperçut aux dernières lignes de l’horizon un navire d’honnêtes dimensions et taillé dans des proportions tout-à-fait inoffensives. Quelle est cette diligence ? pensa-t-il. Rendrons-nous une visite de simple politesse à ce routier ? Allons ! honorons-le d’un abordage. Le cap sur cette maison bourgeoise ! ordonna-t-il.