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REVUE MUSICALE.

chante assise, et le fauteuil qu’on avait mis là se trouvait être une masse énorme de charpente et de peinture, un de ces meubles gothiques de l’invention de M. Duponchel, machine rude à mouvoir, comme on se l’imagine. N’importe, on se décide à tenter l’entreprise. Mme Stoltz prend un bras du fauteuil, Mlle Elian saisit l’autre, et le meuble gigantesque, grace aux efforts combinés d’Emilia et de Desdemona, s’avance pompeusement jusqu’à la rampe. En face d’une mise en scène aussi originale du troisième acte d’Otello, le sérieux était chose difficile à garder. On rit de l’aventure, on s’en égaie, et Mme Stoltz entonne la romance de la Malibran.

Le troisième acte d’Otello a ce caractère particulier, que, du commencement à la fin, tout s’y trouve noté, fixé, déterminé. Il y a déjà pour cette musique une tradition comme pour les tragédies de Corneille. On attend l’acteur au qu’il mourût. Tant de grandes cantatrices n’ont pu traverser le chef-d’œuvre sans y laisser des marques de leur passage. On se plaint de ce que les comédiens meurent tout entiers sans que le monde conserve rien d’eux après leur mort ; mais les comédiens ont les chefs-d’œuvre pour dépositaires de leur gloire, les chefs-d’œuvre, impérissables musées où chaque maître illustre suspend à son tour ses inspirations. Prenez le troisième acte d’Otello ; la Pasta et la Malibran ne vivent-elles point dans cette musique ? trouvez-vous là un effet, une note, qui ne vous les rappellent au point que vous croyez les entendre encore et les voir ? Je dis plus, ces femmes de génie, ces virtuoses de haut rang, ont agrandi la conception du maître de toute la puissance de leur nature. Quelque chose de leur voix, de leur style et de leur ame, a passé dans cette musique en la vivifiant, et désormais il existe entre elles et le chef-d’œuvre de Rossini une solidarité indivisible. Ici c’est la Malibran, pathétique jusqu’au sublime dans le récitatif et la romance ; plus loin c’est la Pasta, si dramatique et si noble dans les derniers reproches qu’elle adresse au Maure. Çà et là, mais dans un jour plus modéré, passent sous vos yeux la Sontag et la Grisi. Quoi que vous fassiez, vous n’échapperez pas à cette influence, à ces souvenirs qui sont des traditions et circulent désormais dans le torrent de cette musique. Et dire que Mme Stoltz n’a pas compris ces vérités, et qu’elle a voulu à toute force s’aventurer dans le domaine du génie, elle cantatrice d’un jour, elle sans expérience ni vocation, et se fourvoyer à travers ces empreintes profondes qu’elle ignorait et qui n’ont servi qu’à provoquer sa chute !

Cependant, comme toutes les calamités, les fausses notes ont leur terme ; Desdemona se retire, et, lorsque le rideau de son alcôve s’est abaissé, Otello survient. Duprez a récité tout ce magnifique monologue d’entrée en déclamateur habile, trop habile sans doute, car, à force de chercher uniquement le style, à force d’accentuer la phrase avec affectation, de tout sacrifier, jusqu’au mouvement dramatique, à je ne sais quelle pompe doctorale et pédantesque qu’il exagère à mesure que sa voix disparaît, le grand chanteur a fini par devenir d’une monotonie insupportable. Deux choses, en ce moment, paraissaient surtout préoccuper Duprez au plus haut point : son style